Ces derniers temps, j'avais plus l'habitude de quitter le bureau aux alentours de 19h30 - 20h, je faisais généralement partie des derniers encore présents, ce qui était le résultat de ma vie de couple désastreuse, mais ce soir je partais plus tôt, j'avais décidé d'aller voir Jago, mon frère, et probablement le mieux placé pour m'entendre. C'est donc à 18h que je quittais les lieux pour monter dans ma voiture et prendre la direction de San Zeno, le quartier où nous habitions. Je m'arrêtais en chemin dans un restaurant que je connaissais bien et qui faisait, à mon sens, les meilleurs pizzas de la ville, pour en prendre deux à emporter histoire de ne pas arriver les mains vides chez mon aînés. Pas que ce serait mal vue, nous étions frères et il n'y avait pas de ce genre de chipotage entre nous, mais surtout parce que je crevais de faim et que c'était le prétexte parfait pour m'arrêter quelque part. J'arrivai devant chez Jago rapidement et je sortis de la voiture, cartons de pizzas entre les mains, pour aller ensuite sonner à la porte. Jago m'ouvrit la porte et après nous être salués, je le suivis dans le salon.
S'il y avait une chose que j'appréciais bien chez lui, c'était sa patience et je n'avais aucun doute sur le fait qu'il était un excellent prof, après tout, il avait été l'aîné d'une fratrie de sept gosses et nous n'étions pas tous des modèles de calme et de gentillesse.
Il me servit un verre de vin et je le remerciai d'un hochement de tête. Bon, je savais pourquoi j'étais là, ça me trottais dans le crâne depuis pas mal de temps et j'étais sûr qu'il allait me dire que j'aurais du lui en parler il y a longtemps, mais c'était aujourd'hui que j'avais décidé de lâcher la bombe et d'en parler à quelqu'un:
- Ca va pas trop en ce moment, avec Chiara... dis-je pour commencer, en fait ça fait déjà plusieurs mois que ça déconne totalement.
Déconner était encore faible, je trouvais, pour décrire la situation étant donnée que les seules fois où Chiara et moi nous adressions la parole la discussion se terminait généralement plutôt mal et après des semaines à devoir occuper la chambre d'amis ou le canapé, j'arrivais petit à petit à la limite de ce que je pouvais supporter. De plus, les avances de Giulietta Borgia devenaient une réelle menace à ma fidélité et je craignais de faire une connerie.
- J'ai supposé que t'étais plutôt bien placé pour venir t'en parler, ajoutais-je, légèrement sarcastique, mais je savais que je n'allais pas rire bien longtemps.

Jago avait investi la cuisine. Pour faire plaisir à sa femme, il avait choisi de lui préparer quelque chose. Un moyen pour lui de se faire pardonner. Lui le salaud, lui le mari fou. Pourtant ce repas ne changerait rien. Il n'avait pas envie de parler avec elle, de recoller les morceaux qui ne cessaient de tomber au fil des mois. Depuis quatre mois, depuis la mort de Mario, rien n'allait plus. Crises d'amour, crises de larmes. Il faisait la cuisine pour elle, un moyen de parler sans parole, en quelques sortes. Ce dîner, il le préparait en attendant l'arrivée de son frère, Rafa. Troisième fils de la famille. Jago avait reçu des messages de lui. Besoin de parler comme raison. Pour l'occasion, Jago avait choisi de ressortir sa meilleure bouteille de vin. Du vin de famille, certes. Son objectivité n'était sans doute pas bonne. Il était rentré des courses il y a une heure. Demetra rentrerait tard, ce soir. Prise par son travail, semblerait-il. Tout était prêt pour ce soir, il ne resterait que la cuisson au moment venu. A peine le temps de nettoyer que la sonnerie retentissait dans la maison.
Ils s'étaient salués, comme deux frères. Brève étreinte fraternelle. C'est dans le salon qu'ils allaient s'installer. Vaste pièce baignée de lumière. Jago avait préparé l'arrivée de son frère, les verres n'attendaient qu'à être rempli et servi. Depuis qu'il avait reçu le premier message de son frère, Jago restait intrigué. Que voulait lui raconter son frère ? Et si c'était grave ... et si c'était effrayant. Rafa avait finalement parlé. Chiara, sa femme. Son couple. Peut-être son mariage entier.
- Ça va pas trop en ce moment, avec Chiara..., en fait ça fait déjà plusieurs mois que ça déconne totalement.
- Plusieurs mois ? Tu m'en dis pas assez là. Puis t'aurais pu m'en parler avant.
Il reste perplexe. Il connaissait Rafa comme un grand travailleur, un amoureux du golf. Si ça faisait rire la fratrie, peut-être que Chiara ne le supportait pas. Des problèmes de couples, de mariage, Jago en connaissait un rayon. Encore plus en ce moment, même s'il n'en laissait rien paraître. Il but une gorgée de vin.
- J'ai supposé que t'étais plutôt bien placé pour venir t'en parler.
- Le mieux placé, je ne sais pas. C'est compliqué avec Demetra aussi, tu sais.
Il aurait pu s'étouffer de rire en entendant son frère. Le mieux placé, ce n'était pas le terme approprié. Demetra et lui vivaient une période creuse. Ils s'étaient perdus et ne semblaient pas prêts à se retrouver. Il n'était plus question d'amour, de sexe, de mariage. Il ne restait que la tristesse, les déchirements. Les murs qui tremblent quand les portes claquent. Les verres qui volent et se brisent, laissant des traces de vin sur le sol. Les cris fusent, s'écrasent dans le visage de l'autre.
- J'ai rencontré quelqu'un d'autre. C'est platonique, c'est impossible. Mais je peux pas l'oublier.
Perséphone. Son corps traverse son esprit, son cœur. Il gâche tout pour cette gamine.

Jago n'estimait peut-être pas être le meilleur à qui parler, mais j'étais pourtant sûr que c'était le cas, après tout, nous étions les deux seuls mariés de la famille, Matteo n'était pas prêt de se passer la bague aux doigts et les autres étaient encore jeunes. Evidemment, il me reprocha de ne pas être venus lui parler avant de mes problèmes avec Chiara, et moi même je me demandais à présent pourquoi j'avais pu attendre si longtemps, mais je savais pourquoi : j'avais espéré que les choses s'arrangent naturellement. Chiara et moi n'avions jamais connu de période de crise similaire. Jamais nous ne nous étions séparés et jamais nous ne nous étions vraiment disputés au point de ne plus s'adresser la parole plus de quelques heures. Je bus une gorgée de vin et jetai un oeil à la bouteille pour en découvrir l'étiquette. Je fus peu surpris de découvrir un Sorabella et j'avais du mal à comprendre pourquoi Jago s'en tenait à boire uniquement du vin de notre famille. N'avait-il pas compris que la fidélité n'était pas toujours la meilleure décision?
- Plusieurs mois ? Tu m'en dis pas assez là. Puis t'aurais pu m'en parler avant?
-  Je sais, ouais... C'est compliqué, je pensais que ça s'arrangerait...
Je soupirai et bus une nouvelle gorgée, je ne fumais généralement pas mais je devais avouer que j'aurais volontiers accompagné le breuvage d'une clope ou d'un cigare, juste pour que ça me détende un peu.
- J'ai rencontré quelqu'un d'autre. C'est platonique, c'est impossible. Mais je peux pas l'oublier.
J'haussai les sourcils aux confessions de Jago, j'avais envie de sourire parce que l'idée qu'il avait rencontré quelqu'un me plaisait, mais lui comme moi était marié et je ne connaissais que trop bien le sentiment qu'il devait ressentir, peut-être parce que moi aussi je croyais de plus en plus que j'avais rencontré quelqu'un.
-  Pourquoi est-ce que ce serait impossible ? demandai-je, curieux,  elle est pas mineure au moins ?
Je blaguais mais j'avais quand même peur de sa réaction et aussi le jaugeai-je du regard pour essayer de comprendre. Jago était un professeur, il devait être confronté sans arrêt à un tas de jolies nanas, des petites étudiantes avides de ses paroles et de son apprentissage... Peut-être que c'était ça. Une étudiante.
-  T'sais avec Chiara on essayait d'avoir un enfant depuis quelques temps, et... Comme ça fonctionnait pas on a consulté un médecin, je marquai une pause, ...Chiara est stérile.
Je m'enfonçai dans le canapé et détournai le regard de Jago un instant, j'étais à moitié angoissé par sa réaction et à moitié soulagé d'avoir enfin pu le dire à quelqu'un. Ca y est. C'était dit. Chiara était stérile. Nous ne pouvions pas avoir d'enfants.
- Elle a totalement déprimé après qu'on l'ait appris, ce que je comprends, mais elle a disparu de la maison, elle restait tard au boulot, je ne la voyais plus, et maintenant qu'elle semble vouloir renouer le contact c'est moi qui l'évite. Et je me demande de plus en plus.. Si je me serais marié avec elle si j'avais su...
Je soupirai à nouveau avant de boire une longue gorgée du vin purificateur.

-  Pourquoi est-ce que ce serait impossible ? Elle est pas mineure au moins ?
Il avait rigolé, Jago. Pourtant, son frère n'avait pas touché loin le réel problème. Elle était jeune, bien plus jeune que lui, le ridé, le vieux. Par rapport à elle, c'était flagrant, cette différence. C'était sans doute malsain d'aimer cette gamine. Ça lui était tombé dessus. Sans qu'il ne le veuille ni ne l'attende.
- Mineure ? Non, bien sûr que non. Enfin ... je peux pas. C'est tout. Il y a Demetra, il y a ma vie. Tu crois vraiment que je peux tout mettre dehors pour une autre, même si elle me rend fou ?
Elle le rendait fou, elle le tuait à petit feu. D'un simple regard, elle faisait naître en lui un sentiment qu'il n'avait jamais ressenti. C'était brûlant, douloureux et doux. Mais il ne voulait pas en parler. Il ne pouvait pas risquer sa carrière et le jugement de ses proches. Elle était trop jeune, trop frêle. Trop étudiante aussi. Il ne voulait pas parler d'elle, pas aujourd'hui. Pas pour le moment. Son frère était là pour parler de lui.
- T'sais avec Chiara on essayait d'avoir un enfant depuis quelques temps, et... Comme ça fonctionnait pas on a consulté un médecin, Chiara est stérile.
- Attends ? Stérile ? Mais il n'y a aucune chance pour que ça arrive un jour ? Même pas une infime chance ?
C'était une bombe. Une surprise qui explose. Il aurait pu tout imaginer mais jamais ça. Jamais que sa belle-sœur ne pourrait pas avoir d'enfant. Rafa aurait pu la tromper, vouloir divorcer, avoir un problème d'argent. Ou même avoir cassé un de ses clubs de golf. Rien de tout ça et c'était finalement pire.
- Elle a totalement déprimé après qu'on l'ait appris, ce que je comprends, mais elle a disparu de la maison, elle restait tard au boulot, je ne la voyais plus, et maintenant qu'elle semble vouloir renouer le contact c'est moi qui l'évite. Et je me demande de plus en plus.. Si je me serais marié avec elle si j'avais su...
- Ne dis pas de bêtise ! Tu ne l'as pas épousé pour sa fertilité. Tu ne pouvais t'imaginer ça. Chiara et toi, c'est une mauvaise passe mais ce n'est pas insurmontable.
Peut-être que finalement, il était le mieux placé pour en parler. Jago, il avait toujours vu dans le mariage de son frère quelque chose de beau, de bien construit. Il y avait quelque chose d'idyllique, de magique. Quatre ans de mariage, c'était plus fort qu'une annonce pareille. Il comprenait Chiara, il comprenait son frère. Pourtant, ils ruinaient de belles années. Jago, il était attristé par cette nouvelle. Attristé de voir son frère ainsi. Est-ce qu'il songeait au divorce ? Ou à la tromperie peut-être ?
- Vous devriez songer à l'adoption. Un enfant qui a besoin de parents, ça ne manque pas.
Une solution pour recoller les morceaux, différente pourtant d'une grossesse. Jago n'avait pourtant pas d'autres solutions à lui proposer. Rafa n'aurait pas d'enfant, Jago avait perdu le sien. Ils n'étaient finalement pas gâtés par la vie.
- Tu aurais fait un super papa, Rafa. Mais j'aurais fait un meilleur tonton.
Finalement, Jago essaye de détendre l'atmosphère. Il savait trop ce que c'était de vouloir être père et de ne pas le pouvoir. Avec la mort de Mario, Jago n'avait plus d'espoir. Pas d'enfants au programme, un mariage se déchirant au fil des jours. C'était la fin pour lui, la fin de ce qui aurait pu être un conte de fées.

- Mineure ? Non, bien sûr que non. Enfin ... je peux pas. C'est tout. Il y a Demetra, il y a ma vie. Tu crois vraiment que je peux tout mettre dehors pour une autre, même si elle me rend fou ?
J'observai longuement Jago et j'avais envie de lui dire que oui, il pouvait tout mettre dehors, parce que oui, en soi, c'était le cas, il était libre de choisir ce qui était le mieux pour lui. Mais évidemment, les choses étaient plus compliquées que ça, lui comme moi étions mariés et nous avions un devoir envers notre moitié, nous ne pouvions pas réagir de façon totalement égoïste et irréfléchi. Nous étions engagés et manifestement, ça nous pesait à l'un comme à l'autre.
Je lui expliquai alors la situation, la stérilité de Chiara, et il réagit avec surprise :
- Attends ? Stérile ? Mais il n'y a aucune chance pour que ça arrive un jour ? Même pas une infime chance ?
- Les médecins disent que c'est impossible... soufflai-je en me frottant le menton.
J'était songeur, et finalement mettre des mots, enfin, sur tout ça, en parler à quelqu'un, ça me permettait de mettre les choses en perspective, ça me permettait de prendre du recul et de voir les options qui s'offraient à moi. J'avais l'impression que c'était un peu plus clair maintenant, et surtout, je n'étais plus seul.
- Ne dis pas de bêtise ! Tu ne l'as pas épousé pour sa fertilité. Tu ne pouvais t'imaginer ça. Chiara et toi, c'est une mauvaise passe mais ce n'est pas insurmontable, dit-il avant d'ajouter, vous devriez songer à l'adoption. Un enfant qui a besoin de parents, ça ne manque pas.
- Non, ok, je ne l'ai pas épousé directement pour sa fertilité, mais, si, quand même, d'une certaine façon. C'était un tout, je me suis marié avec elle parce que je l'aimais ET que je voulais construire quelque chose avec elle, l'un sans l'autre ça ne suffit pas. C'est naïf de croire que l'amour suffit... On ne se marie pas juste pour le plaisir d'habiter ensemble et de porter une jolie alliance. Pas moi, en tout cas.
J'étais peut-être direct, ou peut-être que ça pouvait choquer, mais j'étais franc, je croyais que l'amour ne suffisait pas, j'avais des attentes supérieures, probablement égoïstes, et j'avais l'impression que Chiara m'avait freiné dans mon ambition de vie réussie.
- Je ne sais pas si l'adoption est une option pour le moment. Papa me dirait probablement de divorcer... Mais ce n'est pas vraiment ce que je veux.
Je soupirai et bu une gorgée de vin, j'esquissai un sourire à la tentative d'humour de Jago, il aurait fait un meilleur tonton disait-il, et j'étais persuadé qu'effectivement il aurait fait un très bon tonton, tout comme il aurait fait un très bon père s'il n'avait pas connu ce drame. C'était à se demander si les fils Sorabella n'étaient pas touché par une forme de malédiction. C'était probablement ce que notre père penserait si il savait tout ce qui était en jeu actuellement, il se demanderait ce qu'il a fait au bon Dieu pour avoir des fils pareils. Un homosexuel, un qui perd son enfant, l'autre qui ne peut même pas en avoir... Restait Gabriele, sur qui reposaient les derniers espoirs de voir le nom Sorabella perpétué.
Je restai silencieux quelques secondes, contemplant mon verre de vin, puis je relevai les yeux vers Jago :
- T'as déjà eu envie de la tromper ? J'veux dire, vraiment envie, face à une opportunité qui se présentait ?

Il a perdu le sourire, Jago. Envolé, disparu, ce sourire qui habille généralement ces lèvres. Il n'a pas envie d'embêter son frère, d'inventer des blagues. Dans sa tête, ses mots reviennent comme une douloureuse musique. Les médecins disent que c'est impossible. Son coeur s'est brisé, sans doute comme celui de son frère le jour où il a appris la nouvelle. Pas d'enfants, jamais. Pas de grossesse, belle et parfois difficile à gérer, jamais. Jago, il ne sait plus comment réagir. Abasourdi, triste. Une gorgée de vin pour s'enivrer, pour faire passer la nouvelle. Depuis la mort de Mario, Jago n'avait plus songé à devenir père mais à devenir oncle. A trente-cinq ans, il avait envie de voir des enfants dans son entourage, d'offrir des cadeaux et de pouponner. Rêve envolé à ce jour. Dans les yeux de son frère, ça semble vide aussi. Cette nouvelle, ça faisait l'effet d'une brique sur le coin de la tête.
- Je suis vraiment désolé, Rafa.
Que pouvait-il dire de plus ? C'était impossible. Rien, pas même un miracle ne pourrait changer les choses. Rien ne se passe comme dans ces émissions de télévision débiles. La vie réelle, c'est une succession de baffes, de déceptions. De nouvelles comme celle-ci, qui brisent et détruisent. Jago, il voulait être là pour son frère. Le soutenir. Il comprendrait ses choix, ses décisions. S'il ne savait pas ce qu'il pouvait dire d'autre. Être désolé, ça ne suffisait pas. Ca  ne changerait rien à cette fichue situation.
- Non, ok, je ne l'ai pas épousé directement pour sa fertilité, mais, si, quand même, d'une certaine façon. C'était un tout, je me suis marié avec elle parce que je l'aimais ET que je voulais construire quelque chose avec elle, l'un sans l'autre ça ne suffit pas. C'est naïf de croire que l'amour suffit... On ne se marie pas juste pour le plaisir d'habiter ensemble et de porter une jolie alliance. Pas moi, en tout cas.
Il avait certainement raison. La mariage, ça signifiait beaucoup. Des projets, une famille, une vie en commun. Rafa, en se mariant, lui le coureur de jupon, il avait choisi de créer quelque chose. Son propre mariage avait été construit sur des projets communs. Une famille, une maison, un bonheur commun. Avec Demetra, leur vie avait été idyllique. Avec ce désir commun de créer une famille. Détruit il y a peu.
- Tu as raison. Tu es encore amoureux de Chiara ? Tu l'aimes encore suffisamment pour imaginer ne pas avoir d'enfant avec elle ?
La question pouvait semblait stupide. Peut-être qu'elle resterait sans réponse. Rafa saurait-il lui dire ce qu'il ressentait encore pour sa femme ? Chiara était une belle femme, personne ne pouvait le nier. Mais cela ne suffirait sans doute pas.
- Je ne sais pas si l'adoption est une option pour le moment. Papa me dirait probablement de divorcer... Mais ce n'est pas vraiment ce que je veux.
- Tu ne vas pas me dire que tu écoutes toujours Papa ? Il n'a pas toujours été de bon conseil, tu sais. C'est à toi de décider ce que tu veux, Rafa. Tu dois faire ton choix. Et je te soutiendrais.
Il avait posé sa main sur l'épaule de son frère avant de boire une nouvelle gorgée de vin. Geste fraternel. Les malheurs continuaient de s'abattre sur la fratrie Sorabella. La perte d'un fiancé, la mort d'un enfant, l'impossibilité d'avoir un bébé. Il n'y avait rien de bon en ce moment. Malédiction ou coïncidence.
- T'as déjà eu envie de la tromper ? J'veux dire, vraiment envie, face à une opportunité qui se présentait ?
- Je crois que oui. Et je crois que plus les jours passent, plus j'en ai envie.
Finalement, dès qu'il croisait le regard perçant de son étudiant, Jago ne rêvait plus qu'à une chose. Qu'elle soit sienne.
- Tu as trompé Chiara ?
S'il ne l'avait fait, Jago était persuadé que son frère avait eu la possibilité de le faire. Il ne lui poserait pas la question.

Jago était désolé et moi aussi je l'étais, j'avais l'impression qu'il était impossible à présent de revenir en arrière, impossible de retrouver une relation saine avec Chiara et de reprendre notre vie d'avant. Nos espoirs de fonder une famille s'étaient envolés à l'annonce des médecins et chaque soir je revoyais ce moment devant mes yeux: Chiara qui s'effondre devant moi, ses larmes, sanglots intarissables, et le pincement de lèvres désolé du praticien. Si elle avait souffert de façon audible et visible, j'étais longuement resté abasourdi face à notre impuissance et son chagrin étouffant m'avait forcé à prendre des distances avec elle. Elle était restée inconsolable, angoissée, et sa détresse n'avait fait qu'augmenter mon sentiment de paralysie, j'avais beau essayé de l'apaiser mais rien n'avait réellement fonctionné et j'avais fini par déserter le foyer conjugal de peur de me noyer moi aussi dans le désespoir.
Je passai mes mains sur mon visage et me frottai le front, mon esprit se reconnecta à mon environnement, j'étais à nouveau dans le salon de Jago et ses questions me transpercèrent :
- Tu as raison. Tu es encore amoureux de Chiara ? Tu l'aimes encore suffisamment pour imaginer ne pas avoir d'enfant avec elle ?
- Bien sûr que je l'aime toujours... répondis-je.
J'en étais sûr, j'aimais encore Chiara, mais la seconde question de Jago me paru bien plus difficile à répondre. C'était là que résidait le chemin qu'il fallait que je prenne. L'aimais-je assez ? Etais-je capable de la quitter pour pouvoir fonder une famille ailleurs, avec quelqu'un d'autre ? J'étais incapable de l'abandonner, mais je craignais de plus en plus d'avoir à faire ce choix : me résigner à rester avec elle, ou me résigner à la faire souffrir.
- C'est stupide mais je voudrais qu'elle me dise que ça va aller et qu'on peut surmonter ça.
Je terminai mon verre de vin et le remplis à nouveau. Je restai silencieux aux remarques de Jago, il avait raison concernant notre père, il n'avait pas toujours été un modèle à suivre et ses décisions avaient déjà plusieurs fois fait l'objet de discussion, aussi persuadé qu'il pouvait l'être d'avoir toujours raison, certaines de ses positions restaient totalement discutables.
- Je crois que oui. Et je crois que plus les jours passent, plus j'en ai envie... Tu as trompé Chiara ? m'avoua mon aîné.
- Non, je secouai la tête, non je ne l'ai pas trompé, mais....
J'hésitais, je pensais à Giulietta Borgia qui depuis quelques temps me faisait du rentre dedans, ç'en était parfois indécent, mais elle m'apportait une bouffée d'air frais à chaque fois que je la voyais et ma résistance à ses avances diminuait petit à petit.
- Les vieux vices... Ca revient, je sais que j'y pense de plus en plus et il y en a une en particulier qui me facilite pas la tâche, au contraire... Je devrais probablement arrêter de la voir d'ailleurs, j'me le dis tout le temps, et je peux pas m'en empêcher, j'ai l'impression d'être un puceau de quinze ans quand je la vois.
Ca me fit sourire, l'image m'amusait, elle représentait assez bien les choses, c'était ça, j'avais l'impression d'être un adolescent de quinze ans en pleine crise hormonale devant une paire de seins et des battements de cils aguicheurs.
- Les femmes me tuent, putain.

Jago se sentait mal. Plonger dans ses pensées, un instant, il s'imaginait dans les bras de cette gamine. Laissant sa femme de côté, une nouvelle fois pour courir dans les bras d'une enfant. Jago se sentait mal. Il termina son verre peu après son frère, pour le remplir lui aussi. Le vin était un bon remède contre la vie. Son frère près de lui, attristé par les récentes nouvelles. Lui perdu dans son mariage. Ils étaient en train de se noyer, de couler.
- Bien sûr que je l'aime toujours ... C'est stupide mais je voudrais qu'elle me dise que ça va aller et qu'on peut surmonter ça.
Au fond, Jago aurait pu dire la même chose. C'était lui avec sa propre femme, du moins ce qu'il pensait. Persuadé de l'aimer toujours, cette femme à la chevelure de feu. Persuadé que tout s'arrangerait quand la gamine quitterait son cœur, que tout irait bien malgré tout. Il essayait tout bonnement de s'en convaincre, presque en vain pourtant. Il aurait aimé rassuré son frère, Jago. Lui dire lui même que tout irait bien, que tout finirait par s'arranger. Que son couple était assez fort pour aller de l'avant. Mais il n'en savait rien. Il n'était pas prêt à lui mentir. Parce qu'au fond, Jago n'en savait rien. Rien ne pouvait dire si Chiara et lui arriveraient à surmonter cette épreuve. Ne pas avoir d'enfants, cette stérélité ... Que pouvait-il dire ? Au fond, il était impuissant. Il était désolé, triste. Mais ça ne changerait. Au moins, Rafa l'aimait encore. C'était déjà ça. Mais il y avait cette histoire. Rafa songeait à tromper Chiara. Ils n'étaient pas frères pour rien au moins.
- Les vieux vices... Ça revient, je sais que j'y pense de plus en plus et il y en a une en particulier qui me facilite pas la tâche, au contraire... Je devrais probablement arrêter de la voir d'ailleurs, j'me le dis tout le temps, et je peux pas m'en empêcher, j'ai l'impression d'être un puceau de quinze ans quand je la vois.
Rafa avait été le genre bourreau des cœurs. Pas étonnant avec ce visage. Le charme Sorabella, il en avait hérité. Alors pas étonnant qu'il fasse encore des ravages auprès des femmes.
- Les boutons en moins !
Il en rirait presque. Ce puceau de quinze ans, il était bien loin. Plus de quinze ans étaient passés. La vie les avait changés. Les avait mariés. Ils avaient vieilli, mûri. Il y avait des choses à prendre en compte.
- Désolé de te dire ça mais peut-être que tu devrais craquer. Juste une fois. Cette fille t'a retourné l'esprit et peut-être que tu y verras plus clair. Enfin, ne raconte pas ça à ta femme.
C'était certainement pas le meilleur conseil que Jago ait pu donner à son petit frère. Mais c'était sans doute le seul auquel il pouvait penser à cet instant. Craquer pour cette femme mystérieuse dont il venait de lui parler. Peu importait de qui il s'agissait. Elle faisait briller les yeux de son frère, c'était le plus important sans doute.
- Les femmes me tuent, putain.
- Elles ont été créée pour ça, je crois. Pour nous tuer.

- Désolé de te dire ça mais peut-être que tu devrais craquer. Juste une fois. Cette fille t'a retourné l'esprit et peut-être que tu y verras plus clair. Enfin, ne raconte pas ça à ta femme.
La dernière remarque de Jago m'arracha presque un sourire, je restai silencieux un instant, réfléchissant à ce qu'il venait de me dire. Craquer. J'avais du mal à croire que tromper Chiara pourrait me permettre d'y voir plus clair, en réalité ce serait probablement plutôt l'inverse, j'allais m'en vouloir et être encore plus paumé. Je n'avais aucune envie de faire du mal à Chiara, et jusqu'à peu je n'avais jamais vraiment eu envie de la tromper. Chiara était celle pour qui j'avais mis de côté ma vie de célibataire, j'avais accepté de m'engager avec elle et aussi désuet que ça pouvait paraître le mariage et ce qu'il représentait était quelque chose d'important pour moi. Je soupirai longuement avant de reprendre une gorgée de vin.
- Elles ont été créée pour ça, je crois. Pour nous tuer.
- Faut que je lui parle. Vraiment.
C'était probablement la chose la plus intelligente que j'avais pu dire depuis que j'étais arrivé chez Jago. C'était si simple et pourtant, bien que j'en avais conscience il m'avait été difficile jusqu'à présent d'affronter mon épouse. Mais c'était ce qu'il fallait faire, lui parler, lui faire part de ce que je ressentais et entendre ce qu'elle avait à me dire, ce qu'elle pensait de tout ça, les solutions qu'elle envisageait, etc...
Je jetai un coup d'oeil à ma montre, il était encore tôt mais je me disais qu'il serait une bonne idée de me lancer à présent que je trouvais la motivation d'aller parler à Chiara. Il fallait en profiter, prendre le train en marche, me lancer. Je terminai mon verre.
- J'crois que je vais y aller maintenant, comme ça ce sera fait.
Je me levai et pris une longue inspiration, rassemblant tout mon courage pour pouvoir rentrer chez moi et trouver Chiara.
- Merci pour le vin. Je t'appellerai sûrement demain.
Je serrai sa main avant de finalement m'approcher pour une accolade fraternelle.
- Evite le détournement de mineurs, d'ici là, ajoutai-je en blaguant avant de quitter la demeure de Jago.