« Tu as été acceptée, je le savais ! » Ses yeux brillaient d'une lueur qu'elle n'avait encore jamais vu. Ce mélange de fierté, d'ambition et de joie. Cocktail Molotov d'un père trop ambitieux, trop fier pour l'échec. Ce sourire, il paraissait pourtant si doux, si beau. Il lui collait pourtant la chair de poule. Ce frisson d'une vie tracée à la craie, grinçante et désagréable. « Tu es tellement douée, chérie. Ils ne pouvaient pas te refuser. » Elle se contentait d'offrir ce sourire, un peu hypocrite. Elle voulait se réjouir, apprécier cette nouvelle comme lui. Il n'en était rien. Asteria se moquait de cette école, de ce futur métier qu'il avait imaginé pour elle. Elle deviendrait grand chef, selon ses idées. Ses envies. Cette ambition dévorante le représentait lui, sa vie et cet univers bâti autour de lui. Par vanité. « Il faudra fêter ça ! » Il inviterait des inconnus, ouvrirait un bon champagne. Il vanterait les mérites de sa famille, de ses filles dont la célébrité ne serait plus à refaire dans quelques années. Asteria, elle, restait muette. Toujours ce sourire sur les lèvres. Son avenir allait changer. Grande école hôtelière de Paris, l'éloignant toujours plus de Vérone, de cet amour pour son Italie de cœur.

Elle apprenait les recettes de grands gâteaux ou de grands plats par cœur, pour entretenir la vanité d'un père trop acharné. Asteria survivait sous la pression paternelle, sous la pression de professeurs exigeants. « Recommence, ça ne ressemble à rien Asteria, » qu'elle entendait parfois, les jours où la cuisine devenait subitement l'enfer. Un lieu de torture. Du haut de ses dix-huit ans, Asteria se devait d'approcher la perfection de près, de la toucher des doigts, de la serrer parfois contre elle. Tout pour se brûler les ailes, s'écraser pour mieux se relever sous les cris, la colère et la déception. Asteria avait gardé ce sourire jusqu'à l'explosion. Major de promotion d'une école dont elle ne voulait pas, jeune gagnante d'un concours télévisé, stage auprès de grand nom. Et la consécration : ce restaurant dans un des quartiers les plus populaires de Paris. Les gens l'enviaient, clamaient  cette réussite précoce. Si jeune, pourtant si talentueuse. Elle répondait aux questions, toujours ce sourire sur les lèvres. Toujours cette beauté naturelle pour s'afficher à l'écran, sur les photographies. Sur ce monde impressionnant de la célébrité. Mais dans les yeux de son père régnait toujours plus de fierté. Pas d'amour, uniquement cette ambition dévorante.

Il avait dans les yeux quelque chose qu'elle n'a jamais pu expliquer. Une tendresse, un amour, un bonheur qu'elle n'espérait plus. « Epouse-moi, Asteria ! On se fiche du reste. Toi, moi. Notre amour. Je te veux avec moi pour toujours. » Ces mots, elle les avait espérés. Elle les avait rêvés. François, qu'il s'appelait. Un simple artisan, comme l'aurait décrit son père. Le bas de l'échelle sociale pour elle qui vivait sur un sommet de diamant. Un homme qui n'avait pas sa place dans ce monde si précieux. Asteria était tombée sous son charme dès les premiers jours. Ouvrier de son restaurant en construction, il respirait la vie, la joie. Il avait cette envie, ce bonheur de faire. Elle l'avait admiré pour ça, cette gamine. Admiré pour ce qu'elle n'avait jamais pu retrouver dans son propre métier. De la passion salie, un savoir-faire contrôlé. Elle était allée contre la volonté de son père, sous le regard enfin heureux d'une mère. « Fonce. Ton père est un pauvre con, sois heureuse et profite de cette vie dont il t'a privée. » La sagesse maternelle avait suffit à convaincre Asteria, cette enfant de vingt-trois ans qui découvrait finalement le monde. Elle avait épousé un français, s'imprégnant de cette culture parisienne si différente de la sienne. Asteria, elle voulait s'émanciper. D'un mariage princier, elle s'était mise à rêver à la vie de famille. D'enfants, d'animaux. D'un bonheur commun. Ils avaient des projets, ensemble. Des désirs doux, des  envies folles. L'amour leur brûlait les doigts.

« Je reviens dans une heure. » Un dernier baiser et il avait quitté l'appartement en courant pour sa séance de sport. Ils vivaient cette vie, à deux, comme ils l'avaient si souvent rêvé. A deux, heureux. Espoir d'un enfant à venir, après le succès d'un restaurant devenu réputé. Le bonheur était à porter de main. Asteria ressentait ce bonheur pour tout. Elle avait retrouvé le goût pour la cuisine, pour la vie, pour des désirs qu'elle avait laissés de côté il y a bien longtemps. Elle vivait par amour, par passion. Pour ce bonheur que son propre père lui avait volé. Une heure était passée, François, lui, n'était pas revenu. Il ne reviendrait plus dans cet appartement qu'ils avaient acheté ensemble. Ce même endroit où ils avaient accroché sur les murs des souvenirs, des tableaux choisis à deux, où ils avaient peint, refait à neuf, construit un nid d'amour. « François est mort, Maman. » Un dernier sanglot s'était échappé de ses lèvres ce jour-là. Le dernier avant qu'elle ne choisisse de noyer dans le travail. Plus de larmes pendant deux ans. Elle gardait autour de son cou, l'alliance qui avait scellée l'amour d'un couple trop rapidement écourté. Trois ans d'amour, seulement envolés en un instant. Ne restaient que les précieux souvenirs.

« Va te faire foutre, Papa ! » La porte avait claqué. Violence qu'elle ne se connaissait pas. Elle s'était noyée dans le travail pendant un an. Solitude qu'elle cherchait à combler dans le travail. Un an sans l'homme qu'elle avait épousé, Asteria avait changé. Son sourire s'était fané, la brillance de son regard si heureux s'était éteinte. Un an à se taire, à passer jour et nuit dans les cuisines de son restaurant. Elle écoutait les remontrances d'un père toujours trop vaniteux. Elle regardait l'inquiétude d'une mère, sage et aimante. Elle ne pensait finalement plus qu'à travailler, pour oublier. Oublier cette douleur persistante, douloureuse au creux de son cœur. Asteria avait fini par éclater, exprimer tout ce chagrin, cette colère. Elle était partie. Quittant Paris pour Vérone, pour un retour aux sources. Elle était partie sans se retourner, sans rien dire. Abandonnant son restaurant, ses amis, sa famille. Elle s'était cachée à Vérone, dans cette appartement qu'elle avait hérité il y a plusieurs années de son arrière grand-mère maternelle. Cadeau qu'elle avait apprécié comme une bénédiction. Elle avait prévu de respirer, de revoir famille et amis italiens. Pourtant, elle n'avait pas prévu de croiser le regard de cet inconnu. Depuis la mort de son mari, Asteria n'avait plus pensé à avoir une relation avec un autre. Elle était persuadée de ne plus savoir séduire, de plus avoir droit à l'affection d'un homme. Et sa voix l'avait envoûté. « Je vous offre un verre. Un vrai, pas cette menthe à l'eau. Vous avez l'air d'avoir besoin de plus fort. » C'était ses premiers mots. Ils s'étaient alcoolisés dans le silence, tous les deux. Buvant pour noyer des malheurs qu'eux seuls connaissaient. Une première nuit pour eux, laissant un souvenir vague dans leurs esprits. Asteria, elle n'avait jamais vécu ce genre d'histoire. Elle savait pourtant ce qu'elle voulait. « Il faut qu'on se promette quelque chose. Pas d'amour, pas d'avenir. Simplement le moment présent et rien de plus. » Ils étaient d'accord. Ils avaient passé plusieurs nuits ensemble durant ce mois. Asteria était rentrée à Paris ensuite, sans oublier son visage pourtant. Sans oublier cet homme qui, sans le savoir, allait devenir père. Enceinte d'un inconnu dont elle ne connaissait finalement que le prénom, Ugo. Ce bébé était le souvenir d'une relation soudaine, d'une passion qu'elle n'aurait pu imaginer.

« Tout ira bien, chérie. Tout ira bien. » La voix chevrotante de sa mère de suffisait pas à calmer les quelques larmes qu'elle n'avait plus versées depuis longtemps. Son coeur s'était serré, une nouvelle fois. « Je ne peux même pas sauver mon bébé, Maman ! » Oriana était née il y a un an. Bébé surprise, souvenir de nuits passées dans des bras inconnus. Cette petite fille, Asteria voulait lui offrir le meilleur. Une douce vie qu'elle même n'avait pas réellement connu. Pourtant, les choses ne se passeraient pas comme elle l'aurait aimé. Oriana était malade, une leucémie. Une horreur pour une femme déjà affaiblie par la vie. Comme si le malheur voulait s'acharner, achever l'entourage luxueux qu'elle avait toujours connu. Asteria passait des heures à l'hôpital, déambulant dans les couloirs, l'air triste. Incompatible pour un don, Asteria n'avait qu'une idée en tête, retrouver Ugo. « Je vais repartir à Vérone, définitivement. J'ai tout préparé. » C'était il y a six mois. Son restaurant vendu, ses affaires rassemblées, elle avait quitté la capitale française pour Vérone. Asteria avait fait le nécessaire pour sa fille d'un an et demi. Elle entreprendrait les recherches pour retrouver l'inconnu. Elle travaillerait pour oublier. Elle s'occuperait de tout, loin de son père. Loin de sa mère. De sa soeur aussi qui la rejoindrait très vite.