Ermes est un éternel second. Son nom de famille fait certes autorité dans le domaine artistique mais l'empire auquel il appartient fait figure d'amateur face à celui des da Fiore. En effet, l'entreprise établie par sa mère à Vérone n'est autre qu'une filiale  de ce grand nom du commerce de l'art, dont la maison mère se trouve à Naples. Bien que doué de ses mains, il sait pertinemment qu'il n'égalera jamais le savoir-faire que détenait feu son grand-père. Intelligent et charismatique, il fait pourtant de son mieux pour passer inaperçu en toutes circonstances. Enfin, son charme singulier lui attire la sympathie de la gent féminine mais son éducation ainsi que sa timidité – sans parler de sa maladresse légendaire – lui valent sans cesse d'être relégué au second plan, au profit d'un plus audacieux. Toutes ces semi-défaites ne corrompent en rien sa foncière bonté et font au contraire de lui un jeune homme empli d'humilité, qui manque toutefois cruellement d'ambition. Ceci étant, les récents événements ont fortement marqué Ermes, qui se découvre depuis peu de nouvelles pulsions. Trop de fois, le monde s'est montré impitoyable et sourd à ses suppliques. Trop de fois, ses espoirs, ses valeurs, ont été foulés aux pieds. Sa décision est prise ; c'est aujourd'hui à son tour d'imposer son nom.

Au dehors, rien ne bougeait, plus même les arbres. Alors qu'il avait soufflé inlassablement tout le jour durant, le vent était soudainement tombé, comme si la nature cherchait à compenser le chaos qui régnait à l'intérieur de l'hôpital. Allongée dans un lit, au beau milieu d'une chambre aseptisée, une jeune femme brune – dont l'état ne parvenait pas à altérer la beauté – criait à pleins poumons. « Rendez-moi mon bébé ! Rendez-la moi, je vous en supplie ! » Elle pleurait, se frappait la poitrine, hurlait à s'en briser la voix et parfois, au plus fort de la crise, s'arrachait les cheveux par poignées. Le médecin lui avait administré un sédatif mais celui-ci tardait à faire effet. Assis à son chevet, Ermes s'efforçait de la calmer, d'interrompre le torrent de larmes qui l'achevait à petit feu. « Ivy, mon amour, ce n'est pas notre enfant. Souviens-toi, ce bébé est celui d'Olivia, ce n'est pas notre petite fille. » Ces mots, qu'il lui coûtait par ailleurs de prononcer, ne faisaient visiblement pas sens dans l'esprit d’Evelyn. « Non, tu mens ! C'est moi qui l'ai mise au monde, après l'avoir sentie grandir pendant neuf mois ! C'est moi qui l'ai aimée dès le premier jour, alors même que mon ventre était encore plat, que personne ne savait qu'elle était là, en moi ! C'est ma fille, ils ont pris ma fille ! Ermes, pourquoi feraient-ils une chose pareille ? » L'incompréhension qui animait le regard de la jeune femme engendrait en Ermes une peine incommensurable car, bien qu'Evelyn ait manifestement perdu le sens des réalités, son chagrin était cruellement authentique. Bien sûr, le jeune homme connaissait la réponse à sa question : les infirmières avaient apporté l'enfant à Olivia qui, bien que stérile, n'en était pas moins sa mère biologique. Bien sûr, il savait également quoi dire pour mettre un terme à la transe qui avait pris possession de sa malheureuse bien-aimée : « Tu n'étais que la mère porteuse, Ivy. » Mais ça, Ermes était incapable de le répéter de nouveau. Chaque fois qu'il trouvait le courage de le faire, Evelyn s'éteignait. Les cris comme les pleurs cessaient, certes, uniquement pour laisser place à un silence bien plus terrifiant. Dans ces moments-là, elle n'était plus la femme qu'il aimait mais les vestiges d'une beauté froide, privée de cet éclat si particulier qui la définissait autrefois. Elle n'était plus son bashert. Puis, après quelques secondes, elle retrouvait ses esprits et reprenait de plus belle. « Ermes, chéri, où est mon bébé ? »

Le salon était austère et impersonnel. Seul le vieux buffet en érable confectionné par son grand-père témoignait d'un semblant d'histoire. Le sol était recouvert d'un carrelage beige dont la froideur forçait toutes et tous à garder leurs chaussures, de telle sorte qu'Ermes se sentait constamment tel un visiteur dans sa propre maison, toujours sur le point de prendre congé. « Ermes ? Est-ce trop te demander que de nous écouter plus de cinq minutes ? » Le jeune homme releva la tête et affronta le regard de son père, qui manquait étrangement de familiarité. Au fils des années, ses parents avaient en effet perdu toutes capacités affectives au profit d'un sens des affaires aiguisé et Ermes peinait désormais à les reconnaître – ce jour-ci plus que jamais. Depuis plus de deux ans, monsieur et madame Cinquetti avaient pour ambition de vendre leur fils au plus offrant. Ils le formulaient bien sûr d'une toute autre façon mais c'est ainsi qu'Ermes concevait la chose : il était l'unique héritier d'un petit empire commercial réputé à Vérone et rien de tel qu'un mariage arrangé pour étendre la notoriété – et par-dessus tout l'influence – de sa famille. Le projet avait été envisagé dès l'adolescence d'Ermes mais seul l'internement d'Evelyn l'avait rendu possible. En d'autres termes, l’événement qui avait réduit à néant tous les espoirs de leur fils était précisément celui qui avait ravivé les leurs. « Que disais-je, déjà... Ah oui, les Sorabella ! Tu verras, leur fille est un véritable délice, qu'on dit d'une exquise beauté. Et d'une gentillesse... Crois-moi, vous êtes faits l'un pour l'autre. » « Ce sont surtout nos noms, ainsi que nos héritages respectifs, qui sont faits l'un pour l'autre... » « Ermes, cesse donc de contrarier ta mère. De toute façon tu sais très bien ce qu'il arrivera si tu t'opposes à cette union. Il s'agit d'un stratagème quelque peu grossier, je te l'accorde, dont l'usage ne nous plaît guère, mais tu ne nous as pas laissé le choix. » Grossier ? Ermes avait bien des mots en tête pour qualifier la machination dont il était victime mais le terme « grossier » n'en faisait très certainement pas partie. « Méprisable » et « odieux » s'accordaient déjà davantage à la situation, bien que celle-ci lui semblait parfois ineffable, tant elle répugnait. Longtemps, Ermes avait ignoré les changements que l'avarice avait opérés sur ses parents, mais il en était récemment devenu incapable. En dépit de la tendresse filiale qu'il éprouvait toujours à leur égard, il leur en voulait intensément. Il leur en voulait d'avoir laissé l'argent contaminer ainsi le moindre de leur rapport mais plus important encore, il leur voulait de ne pas comprendre que, au-delà de tous ces chiffres insignifiants, se jouaient des vies déjà sensiblement disloquées.

Type de personnage : pré-lien de Stellina Sorabella

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