Fin de soirée, portes fermées, musique coupée et pourtant, tous les employés restent sur le qui-vive. C'est que ce soir prend place un événement exceptionnel, un événement de la plus haute importance, annoncé et attendu depuis des semaines : l'inventaire. L'ambiance n'est pas celle des belles soirées mousse, évidemment, mais Remo a toujours trouvé qu'il y avait quelque chose d'excitant à faire son inventaire. Impossible d'expliquer pourquoi il arbore ce petit sourire pendant qu'il sort une à une les bouteilles de sous le comptoir, des étagères pour toutes les réunir dans un même endroit. C'est qu'il a même acheté un nouveau calepin, pour l'occasion. Rouge, en cuir molletonné. Le calepin, hein. Pas Andrea, même s'il n'est pas loin de correspondre à la description.

Romy, tu nous cherches des verres ? Pas qu'ils soient nécessairement obligés de boire, non. Mais certaines bouteilles ont des étiquettes illisibles. Le seul moyen de savoir ce qu'elles contiennent est donc de goûter leurs contenus. D'où les verres. CQFD.
Il manque de faire tomber une bouteille - c'est qu'il est tard, déjà, et qu'ils ont tous une soirée de boulot dans les pattes. Mais il ne laisse rien paraître, et préfère blâmer quelqu'un d'autre. C'est lui le patron, de toute façon. Andrea putain, laisse pas traîner tes mains n'importe où ! Y'a plus de clients là, tu peux les ranger ! Avec son petit sourire narquois, Remo repasse derrière le bar. Si Jackie avait été là, il lui aurait bien mis une petite tape sur les fesses.  Mais il n'est pas là. Romy, si. Elle sera sa prochaine cible pour la soirée, c'est décidé.

Il faudrait qu'il pense à consulter ; un syndrome de tapage de fesses, ça doit bien exister.  

Derrière le bar, tous ses employés en visu, l'inventaire peut débuter. Moment excitant qui lui donnerait presque des frissons. D'un air de vainqueur, il s'empare de son calepin et tapote dessus, à la manière d'un toast. Bon, les sous-doués, je déclare l'inventaire ouvert ! dit-il d'un ton solennel. C'est qu'on ne rigole pas, avec l'inventaire.

rentrer. lit. dormir. courbatures peut-être dès le lendemain. c'est le plan unique qui se fait dans sa tête. sauf que. sauf que il tombe rapidement à l'eau en entendant le patron l'ouvrir bien grand comme il faut. ah. putain. l'inventaire. il avait oublié. et andrea, andrea il entend l'appel du matelas. c'est forcément plus plaisant que de taper dans les réserves, d'écrire dans des carnets, de faire les comptes. il est danseur, pas tête trop pensante. en tout cas pas à cette heure-ci. il grince des dents, fringues banalisés déjà posés sur son dos, à peine démaquillé. il est quelle heure déjà ? dès demain matin, ça va bien passer dans le miroir, cernes bien tapées dans la peau. ah, remo lui devra au moins de quoi compenser une sale gueule hypothétique à la prochaine danse. il laisse son sac au vestiaire, il traîne des pattes jusqu'au bar. il pige pas ce qu'il fume pour tenir encore debout alors que sa mâchoire se décoche pour bailler, pas franchement fin. y'a plus de clients, alors à quoi bon la jouer midinette en fleur qui glousse à la moindre vanne. accoudé sur l'immense meuble en bois, il dévisage le sacro saint modeste.
- j'fous mes mains où j'veux d'abord. il plisse le bout de son nez, frotte ses yeux et dégueulasse un peu plus sa peau avec le mascara. ah la vache, il doit ressembler à un panda sous acide ou tout ce qui pourrait s'en rapprocher. et heu - pffff. tu vois à cette heure j'ai plus d'arguments alors... laisse mes mains. y sait pas pourquoi y parle. là pour le coup, andrea, il a du mal à se faire un ordre concret dans sa tête de comment se passe un inventaire. ou comment ça se passait.
il fout quoi ici, déjà ?
- on appelle ça de l'esclavagisme. hochement de tête pour s'auto-approuver. baaaaah on pourrait pas faire ça dans la journée ? et aller s'coucher genre... ouais.
le level est beaucoup trop haut.

Romy elle a jamais vraiment aimé les nombres. Faut dire, ça fait assez peur, toutes ces combinaisons de chiffres qui volent partout. Qui s’additionnent, se multiplie, se divisent, se soustraient. Ouais, si, les soustractions, elle arrive bien. Son compte en banque peut en témoigner. Mais c’est pas pour autant que ça lui fait moins peur. C’est peut-être ça la raison derrière sa phobie des numéros qui la poussent à faire semblant de régurgiter dès qu’on prononce les mots « solde », « prêt épargne », « intérêts » ou encore « à découvert ». C’est pas sa faute non plus, si les chiffres l’agressent. Les ingrats.
Alors quand Remo l’asticot leur annonce que ce soir, c’est la grande nuit de l’inventaire, elle en a jusqu’aux poils qui se hérissent sur ses avant-bras. Va falloir compter.
Le seul truc qui l’enchante et la rebooste, c’est que c’est pas vraiment des bilans salariaux qu’elle va vérifier. C’est le stock. Le Rabbit tout entier qu’ils vont retourner.
Alors elle glapit un peu sur place, et remue du popotin. - Comme si c’était fait patron ! Elle empoigne une séries de verres à shot qu’elle pose sur son petit plateau avant de sentir la main graveleuse de son boss s’étaler sur son royal derrière. Il veut se la jouer comme ça, ce soir ? Il sait pas qu’il a affaire à la championne de la fesse claquée toute catégorie confondue.
Et pendant que le silicien ouvre les hostilités avec son accent à couper au couteau, Romy elle regarde et surtout écoute son petit sushi supplément avocat se plaindre de son manque de sommeil. Ça lui pincerait presque le coeur si elle l’avait pas vu en bas résilles y a moins d’une demi-heure. Puis, ça lui donne une idée, mine de rien.
Elle farfouille un peu les placards, remonte d’autres bouteilles sur le comptoir avant de choisir le premier whisky venu pour lui préparer un irish bien corsé. - Tiens, chaton, avec ça, t’auras le cul tellement en feu que tu feras brûler tes draps si tu te couches maintenant.
Puis, bon, ce serait bête de gâcher, alors elle profite de la cafetière encore toute chaude pour en servir d’autres. C’est que la nuit va être longue, autant commencer dans des conditions optimales.