egarde-toi, Anna, pauvre petite brebis galeuse. Tu es reléguée dans ton coin, observant tout ce qui se passe autour de toi. Tu envies ces enfants qui jouent ensemble, qui s'inventent des histoires insensées, qui ne semblent pas se soucier de ton sort. Parfois, tu sens leurs regards se poser sur toi, te scruter sous toutes les formes, et silencieusement, tu les implores de venir te chercher, de t'intégrer dans leurs jeux, de devenir tes amis.
Mais tu ne veux pas de leur amitié pourrie jusqu'à la moelle, de ces faux-semblants qui les façonnent, de ces sourires et ces paroles hypocrites. Parce que tu sais que tu seras toujours la brebis galeuse, celle à laquelle on s'intéresse juste pour ne pas passer pour des sans-cœurs. Ces personnes-là, tu ne les connais que trop bien, parce qu'elles gangrènent aussi ta famille.
Parce que pour eux, vous êtes une tâche sur l'arbre familiale, parce que vous jetez une zone d'ombre là où la lumière doit briller. Parce que l'italienne qu'est ta mère a eu l'audace de s'accoupler avec un autrichien pure souche. Et les valeurs, alors, les valeurs, où sont-elles ? Plusieurs fois, tu as senti des regards peser sur toi, des murmures se dresser sur ton chemin et plusieurs fois, tu les as ignoré, la boule au ventre, la tête baissée. Tu entendais tes parents te dire que tu étais paranoïaque, qu'il ne fallait pas t'en faire car ça allait bientôt cesser. Mais toi, non, tu ne pouvais pas ignorer ces mots qui se disaient sur toi et te reléguaient à la fonction de papier peint. Tu ne pouvais pas te permettre de payer le tribut que tes parents ont causé. Ce combat n'est pas ton combat, Anna, tu m'entends ?
Tu étreins cette solitude à bras-le-corps, ne désirant la réduire qu'à un vague souvenir. Ce combat pourtant, t'es difficile à mener. Des questions se bousculent dans ta tête, et t'empêchent de t'endormir le soir venu. Tu veux les anéantir, ces questions, mais les réponses que tu y apportes ne te satisfont pas. Pourquoi s'obstine-t-on à te laisser seule dans ton coin ? Première réponse : « parce que je n'ai pas le style vestimentaire qui leur convient ! ». Deuxième réponse : « parce que mes parents ne roulent pas sur l'or. ». Troisième réponse : « pare que je suis fille unique et que je dois être pourrie gâtée, encore plus qu'eux. ».
Tu lances des appels au secours, comme des bouteilles jetées à la mer, et ils te reviennent fracassés à tes pieds, dans de grands éclats de rire qui te tuent à petit feu. Tu finis par t'habituer à cette solitude, te demandant si un jour, quelqu'un prendra la peine de faire attention à toi. Alors, tu te retires dans ton monde, jolie Anna, dans ton monde où tes rêves les plus insignifiants ne te paraissent pas dérisoires, où tu peux enfin aspirer à avoir une vie digne d'une gamine de ton âge.
Tu tournes finalement le dos à ce monde qui t'esquive, décidée à en finir avec ces inepties. La fatigue te guette. Il faut dire que cette solitude, elle t'épuise. Tu es épuisée de devoir inventer pour combler ces manques, tes manques, tu es épuisée d'attendre que l'impossible ne se produise. Tu es épuisée de ce monde qui ignore si tu n'es pas une copie conforme de leurs normes. Et tu sais que tu n'es pas normale. Tu sens cette anomalie en toi, sans pouvoir poser de mots dessus. Tu ne sais même pas encore ce que c'est.
Tu t'isoles dans ton coin, petit havre de paix perturbé. Tu commences à gommer les ratures qui gâchent ton environnement, et tu y dessines des couleurs et des odeurs, des histoires et des personnages. Mais il y a cette voix, cette voix qui persiste et qui trouble ton univers, cette voix qui s'immisce au plus profond de tes pensées, qui provoque en toi l'envie de lever la tête. Alors, tout éclate comme une bulle de savon. Tu relèves la tête. Tu vois cette petite fille dont les grands yeux chocolat te sourient. Cette bouche qui s'étire d'une oreille à l'autre. Ces folles boucles blondes qui s'échappent d'une queue de cheval. Une tenue un peu atypique, quelques traces de feutres sur les mains. Elle tient entre ses doigts un petit tas de cartes Pokemon.
Tu souris à ton tour, sans aucune raison. « Est-ce que je peux venir avec toi ? Personne ne veut jouer avec moi... » Tu acquiesces. Tu n'as pas le cœur à refuser cette main tendue, cette amie, cette esseulée comme toi. Alors, timidement, tu lui adresses un premier mot, puis un deuxième. L'enthousiasme t'emporte et bientôt, vous ne pouvez plus vous arrêter de parler. Deux solitaires qui se sont trouvées.



ublier… Oublier, ça t'es difficile. Tu ne peux pas gommer ce visage comme on gommerait un trait au crayon à papier. Tu ne veux pas l'oublier, aussi. C'est une partie de toi dont tu ne peux te départir. Séparer le bon grain de l'ivraie, tu n'y arrives pas. Tu as essayé, tu te heurtes à chaque fois à des murs de plus en plus épais, qui semblent absorber un peu plus de ta douleur à chaque tentative.
Aimer, ça fait mal. Tu le sais, désormais. Tu essaies de te montrer forte à chaque fois, mais les ruptures engorgent tes pensées. Tu te couches avec des souvenirs qui dansent devant tes yeux. Ce regard noisette et pétillant, ces lèvres charnues qui s'étiraient en un sourire radieux. La désinvolture avec laquelle elle rejetait ses cheveux en arrière ou replaçait une mèche derrière une oreille, la délicatesse de ces gestes. Cette douce voix qui berce encore parfois tes rêveries solitaires. Tu ressens encore ces mains qui te parcouraient et te soulevaient d'exquis frissons. Ses lèvres qui effleuraient les tiennes, tout en douceur, tout en innocence. Une brise par un chaud jour d'été.
Pourquoi tout doit se termine de la même manière ? Non pas dans le sang mais dans les larmes ? A chaque fois, c'est comme si on arrachait un pansement sans prévenir. T'as l'impression qu'on t'écorche, qu'on te dépiaute lentement mais sûrement. Et ce n'est guère agréable. Tu veux lui écrire une lettre, lui demander pourquoi, pourquoi elle te relègue en arrière-plan, pourquoi elle apprécie de te torturer de cette manière. Ça l'amuse peut-être mais a-t-elle déjà pensé à toi ? A ce que tu peux éprouver à cette rupture soudaine ? A cette solitude que tu n'apprécies guère et que tu aurais préféré oublier.
Tu te lèves et vas à la fenêtre de ta chambre. Tu observes le paysage meranesi qui s'étale sous tes yeux. Tout te paraît plus fade, comme si on lui avait ôté un élément essentiel. Ton élément essentiel. Tu hausses les épaules, insensible à cette nature qui s'éveille et retourne t'enfouir sous ta couette. Tu te sens légère et vide ; tu te sens lourde et remplie de ces pensées et sentiments qui s'entrechoquent. Est-ce normal pour une adolescente de ressentir autant de douleurs ? Tu te roules en boule et te cache davantage sous ta couette. Tu veux que l'on t'oublie et qu'on te laisse gérer ça toute seule.
Tu entends quelques coups frappés contre la porte de ta chambre. Tu ne dis rien. De toute façon, tu ne peux pas. Et tu entends son grincement lorsqu'elle pivote. Pourquoi ne te laisse-t-on pas tranquille ? Pourquoi s'acharnent-ils à vouloir ton bien-être ? Ton bonheur ? Ton bonheur, tu l'as perdu, tu le sais. Tu sens le matelas s’affaisser lorsque ta mère s'assoit dessus. Tu veux lui dire de dégager, lui griffer le visage avec tes ongles, lui arracher les yeux, mais tu ne peux pas. Tu es bien trop faible et tu l'aimes trop. On ne fait jamais de mal aux gens qu'on aime vraiment. Elle te caresse un instant la tête et t'embrasse le front. Une larme s'échappe d'entre tes paupières closes.
« Il s'appelait Mario. C'était ma première grande histoire d'amour. C'est comme si je l'avais attendu pendant des années, alors qu'il était là, juste sous mes yeux. On s'est aimés aussi fort qu'on le pouvait. On avait dans la tête des projets idiots qu'on voulait réaliser et on allait contre vents et marées pour vivre notre histoire. Mais on nous a séparés. Tout a fini par nous séparer. D'abord la famille, puis un continent. J'ai souffert, vraiment beaucoup, comme toi en ce moment. Je ne voulais pas qu'on m'aide à aller mieux. Je voulais m'enfuir avec lui, mourir. Parce qu'ils n'avaient pas le droit de me tenir éloignée de lui. Ils n'en avaient pas le droit mais ils l'ont fait. Je me suis sentie mal pendant des semaines, des mois. Puis un jour, j'ai eu envie de revivre. J'ai décidé que le meilleur moyen de faire enrager les détracteurs, c'était d'être heureuse. Alors, j'ai rebondi. J'ai rebondi et quelques années plus tard, tu étais là, mon merveilleux bébé. Alors, ne te laisse pas miner, ma chérie. Relève-toi. Je sais que c'est dur, mais je serais là pour t'aider. »



u sens leurs regards peser sur toi et l'espace d'un instant, tu ressens un frisson glacé parcourir tout ton corps. Tu regrettes soudainement d'avoir répondu à leur question. Encore, tu aurais été cette petite fille de six ans, ça n'aurait pas été un souci. Tu leur aurais répondu la même chose que la plupart des petites filles. Cette fois-ci, tu ne veux plus de ces rêves de petite fille, tu ne veux plus te retrouver confrontée à des désillusions amères. Parce que, ta nature profondément altruiste et naïve te mènent toujours à croire que la nature humaine est fondamentalement bonne. Et quand la chute fatale arrive, tu te prends une sacré claque dans la figure.
Pourtant, tu te tiens là, et tu soutiens ces yeux inquisiteurs ; ils te fusillent. Alors, doucement, calmement, tu répètes ta réponse. « Je veux être philologue. » Nouvelle lueur d'incompréhension dans leurs regards. Ils se taisent, se consultent, et ta mère baisse la tête. Tu entends ton père se racler la gorge avant de prendre la parole. « C'est quoi encore cette connerie ? » Son accent allemand est perceptible ; il ne s'en est jamais départi, de toute manière. C'est d'ailleurs ce qui fait sa fierté. Et il te fixe de ses prunelles océan. Ta réponse se fait attendre, mais ça ne l'empêche pas de rester immobile. Tu regardes tour à tour ta mère qui scrute ton père, qui lui, te scrute encore, et tu prends une grande respiration. « C'est comme Tolkien, sans le côté écrivain. Ou comme Nietzsche sans la philo. En gros, tu f... » « Ouais, donc si je comprends bien, tu vas rien glander quoi. Et tu crois qu'on te paierait des études pour te tourner les pouces et aller te bourrer la gueule tous les soirs ? »Tu sens tes poings se serrer le long de ton corps, une colère certaine pointer. Tu reportes ton attention sur ta mère, espérant avoir un peu de soutien. Elle te dévisage, un air désolé sur le visage. « Et ça consiste en quoi, la philo… logie ? » Tu esquisses un petit sourire en coin, qui se fane bien vite. La réjouissance sera de courte durée. « C'est l'étude d'un langage au travers de documents écrits. En étudiant divers contenus et en les comparant, tu vises à mettre en avant un texte le plus authentique possible, selon ce que tu étudies. Tu vois, c'est ce que je veux faire ! » Il hoche la tête, silencieux. Tu aimerais qu'il dise quelque chose, ou tout simplement qu'il approuve ! Tu veux l'empoigner par les épaules et le secouer comme un vieux prunier pour qu'il réagisse. Pour qu'il te manifeste son accord. Il est un peu vieux jeu, l'influence de parents strictes ayant subi une éducation catholique et sévère, ponctuée de nazisme.
Tes grands-parents autrichiens, ils faisaient partis de ces familles qui s'étaient laissées bernées par les beaux discours d'un petit nerveux et qui n'avaient ouvert les yeux que lorsque le Mal avait commencé à sévir, emportant dans son sillon des jeunes formatés à l'horreur et les formant pour devenir des machines de guerre. Eux, ils ont eu de la chance, ils étaient trop jeunes pour participer à l'effort de guerre, mais leurs pères, leurs frères et sœurs aînés, tous étaient sollicités, sur le terrain, ou dans les usines, pendant que eux babillaient joyeusement sur le sol de leur maison, insouciants au sort du monde qui se dessinait autour d'eux. Quand tu vas les voir, ils ne parlent pas de ça. Ils ne parlent jamais de ça. C'est tabou, ça fait mal, parce qu'ils se revoient dans leur tendre enfance, où ils commençaient à comprendre le fonctionnement du monde, à regarder les adultes se remettre doucement debout, à traîner les vestiges d'une guerre, pierres et corps mêlés, comme des boulets accrochés solidement à leurs chevilles.
« Et il faut faire quoi comme études pour… Ce truc ? » A vrai dire, tu ne sais pas. Des études spécifiques pour devenir philologue ? Il n'y en a pas. Tu peux choisir différentes voies qui t'y conduiront, mais la philologie reste encore un domaine méconnu du grand public. C'est bien ton adoration pour l'écrivain britannique qui t'a donné envie de suivre cette voie, d'apporter ta pierre à l'édifice. A l'instar de l'anthropologie, tu es persuadée que l'on peut découvrir davantage de traditions, d'us et coutumes en étudiant de vieux textes et les variations de langages. « Il n'y a pas d'études à proprement parlé pour devenir philologue. On peut faire des études de linguistique, des études de lettres, d'histoire… On peut faire double cursus aussi, c'est possible ! » Ton père se lève du canapé dans lequel il était assis et se dirige vers un impressionnant buffet, cadeau de mariage de ses parents. Il en sort une bouteille d'armagnac et s'en remplit un verre qu'il s'enfile aussitôt. « Et tu envisagerais de prendre quelle voie si on te décidait à te laisser devenir philologue ? » Tu esquisses un sourire et implicitement, ton cœur se met à faire des cavalcades. Tu le vois déjà passer devant la fenêtre du salon, tellement ta joie a du mal à être contenue. « Des études de linguistique. Ça me semble le plus approprié pour devenir linguiste. L'année prochaine, je verrais pour m'inscrire aussi en première année de lettres. Si je peux mettre toutes les chances de mon côté... » Ton père acquiesce silencieusement et lorsque tu regardes ta mère, tu vois un fin sourire éclairer son visage, un peu tanné par le soleil. « Je n'ai pas envie de payer des études pour rien. Si je t'autorise à faire les études que tu souhaites, tu te sortiras les doigts du cul et tu donneras tout ce que tu peux faire. Compris ? » entends-tu la voix aux sonorités allemandes de ton père. Un sourire lumineux éclaire ton visage. La partie n'est pas gagnée pour autant, te dis-tu, parce que tu sais que ton père va scruter la moindre de tes actions jusqu'à ce que tu quittes le nid.