Il est trop tôt. Tu traines des pieds. Tu avances sans réelle conviction. Tu ne sais pas trop où tu vas. Tu donnerais père et mère là tout de suite pour t’allonger et dormir. Les traits du visage tirés. Les yeux rougis. Quatre heures du matin. Trop tôt pour être debout. Trop tôt pour réfléchir. Trop tôt pour capter où tu es. Trop tôt pour savoir ce que tu fous là. Une foule. Des cris. Des flashs. Des photographes. Des journalistes qui cherchent à avoir ton attention. Toi tu te contentes de suivre ton seul point de repère parmi ce chaos. Jenna. Cette blonde est là pour te garder vivant. Tu es le paquet qu’il faut amener à bon port. Sans éraflure, sans faux-pas, sans réponse aux médias. Tu connais les règles. Alors tu les appliques. De toute façon tu n’es pas d’humeur à te la jouer aventurier. Tête baissée, tu suis le chemin qu’elle se fraye. Difficilement. Les médias n’ont pas prévu de te laisser tranquille. Ils veulent une raison de s’être levés si tôt. Depuis combien de temps ils t’attendent ? Ils veulent une photo, ils veulent quelque chose à donner à leur patron. Tu es le précieux, le bijou qu’ils doivent chouchouter pour espérer pouvoir avoir une prime. Tu as leur prochain chèque entre les mains. Mais tu ne leur donneras rien. Tu ne feras pas d’effort. Pendant ton vol tu as espéré que ton arrivée à Vérone serait discrète. Tu ne voulais pas de tout ça. Tout ce cirque que tu cherches à fuir sans cesse. Tu ne veux pas répondre à leurs foutues questions. Surtout pas en ce moment. Tu n’es pas là pour le plaisir. Tu ne voulais pas prendre cet avion. Rester en France c’était ce qui était prévu. Passer les trois prochains mois là-bas. Loin de l'Italie. Loin de Vérone. Loin de tes parents. Seul, vivre ta vie. Profiter de ces vacances. Faire ce qu’il te plait. Balancer toutes ces prérogatives à la poubelle. Mais ton père en a décidé autrement. Comme d’habitude. Il trouve toujours un moyen de te rappeler que tu n’es pas seul dans ce monde. Tu ne peux pas être qui tu veux. Avant d’être Ezio, le jeune prodige du football, tu es le deuxième fils Armani qui doit satisfaire les moindres désirs de son père, milliardaire dont l’ego est aussi imposant que sa fortune. Tu as l’impression d’avoir de nouveau quinze ans et de t’être fait chopé faisant une connerie. C’est presque un rapatriement d’urgence sauf que non tu n’es pas sur le point de mourir et que non tu n’étais pas en danger. Tu étais simplement à Paris appréciant la vue sur la Tour Eiffel et ton agenda si peu rempli. Il a suffi d’un claquement de doigts. Une remarque de ton paternel. Probablement son visage sévère et son poing sur la table. Son assistante t’a appelé pour te dire que tu devais rentrer. Pas le choix. Pas la force de te battre. Tu as hésité à lui faire faux bon. Dire à son assistante que oui tu as pris connaissance de ton billet pour au final te rendormir et éteindre ton téléphone. Mais tu ne l’as pas fait. A la place tu as fait ton sac en râlant et tu es monté dans la voiture qui t’attendait en bas de ton immeuble. Même séparé par un océan, ton père arrive à te gâcher les petits moments que tu appelles bonheur. Tu redoutes le moment où tu vas te retrouver face à lui. Ca fait presque six mois que tu ne l’as pas vu en vrai. Six mois que ton grand frère, Lorenzo, est mort. Lorenzo, l’ainé de la famille, le digne héritier de l’empire Armani. Six mois que tu refuses de croiser ton père. La mort de ton frère t’a beaucoup trop affecté. Alors tu as fui le domicile familial, comme un lâche. Mais le visage de ton paternel te suit partout, Il te hante sur papier glacé. Tu ne peux pas y échapper. Tu ne pourras pas. Jamais. Tu suis Jenna dans les couloirs de l’aéroport. Ton sac en bandoulière. Les seules choses que tu as amené avec toi tiennent dans ce sac. Trois jeans, dix polos et quatre chemises. Les questions se multiplient. Tes réponses sont toujours silencieuses. Ils veulent savoir pourquoi tu es de retour sur le sol italien. Il y a forcément une raison. Ces derniers temps les médias n’ont pas arrêté de remettre en question ta place en tant qu’héritier. Toi, le fils adopté par le couple Armani il y a plus de seize ans. Tu n’as pas le sang digne de l’empire. Tu n’as rien d’un futur patron. Ils ont bien vu que tu étais loin d’assister aux réunions. Bien loin d’être prêt à accepter ce rôle. A tout arrêter. Le foot. Ta carrière sportive en pleine expansion. Les soirées en boite. Les conneries. Pour t’asseoir derrière un bureau et signer des contrats. Hors de question. Tu ne veux pas de cette vie là. Tu n’es pas fait pour ça. Tu es un esprit libre. Tu as besoin de prendre tes décisions pour toi et pas pour satisfaire ton paternel. Alors tu ne leur donneras rien ce matin. Pas un sourire. Pas un soufflement. Pas un regard. Tu détestes ces rapiats de paparazzis. Tu vois enfin la voiture. Quelques mètres et tu seras enfin capable de souffler et relever la tête. Jenna pose sa main sur le bas de ton dos et t’amène jusque la porte. C’est drôle. Elle est plus petite que toi et pourtant c’est elle qui s’occupe de toi. Si elle ne veut pas se faire virer, elle doit s’assurer que tu arrives à destination. Elle ne fait que son boulot. La voiture démarre. Les cris, les flashs ralentissent. Tu es hors de portée. Caché derrière les vitres teintées. Tu te vautres contre le siège en cuir. Jenna te parle. Tu t’en fous. Tu n’écoutes pas. Elle t’explique ce qu’il va se passer comme si tu étais un client lambda de ton père. Tu es presque vexé. Tu tournes la tête, tu l’ignores. Son blabla officiel tu n’en veux pas. C’est ton père que tu vas voir, pas le pape. Tu sors ton portable de ta poche de jean. Tu sens Jenna se crisper, tu l’empêches de faire son boulot correctement. Retour à la réalité pour toi. Dix-neufs appels manqués. Ton agent, ton meilleur ami et ton père. Quatre rendez-vous professionnels cet après-midi à Paris que ton assistante va devoir annuler. Si elle râle tu l’enverras s’expliquer avec ton paternel qui a décidé de mettre le bordel dans ton planning. A vrai dire il ne sait probablement pas ce que tu faisais à Paris. Il ne s’intéresse pas à ta vie. Son quotidien repose sur l’empire Armani, rien de plus. Tu ne rejoins pas ton père à l’appartement mais au siège de la société. Tu le soupçonnes de dormir dans son bureau. Pourquoi il t’amène à quatre heures du mat le voir ? Tu aurais largement le temps de prendre une douche, de te reposer et d’être plus frais pour l’affronter. Mais papa Armani a dit quatre heures du matin alors tout le monde s’exécute. Pas la force de répliquer. Plus vite tu le vois, plus vite tu peux le fuir et aller récupérer quelques heures de sommeil, Tu ressembles à un zombie. Les portes de l’ascenseur s’ouvrent sur le bureau de ton père. Jenna te laisse seul à ce moment-là. Tout ce que tu vois c’est cette perfusion qui semble faire office de décoration à côté du siège si imposant dans lequel se tient le grand patron. Il semble fatigué, épuisé et ses traits sont plus doux que dans tes souvenirs. Tu t’avances de deux pas. Pas plus. Tu ne veux pas être trop près de lui. Ca n’a jamais été signe positif de te tenir à ses côtés. Puis il lâche sa bombe. Sans aucun tact. Sans aucune retenue. Pas de bonjour. Il balance ça sans se soucier de l'effet que ça va te faire. « J’ai un cancer du sang. » Et merde. Tu ne peux plus fuir tes responsabilités maintenant. Tu vas devoir reprendre le flambeau malgré toi. Sauf que toi, tu es footballeur. Toi, tu es heureux quand tu as un ballon aux jambes. Tu ne veux pas de toutes ces responsabilités. Tu ne veux pas te retrouver à la tête d'un empire de plusieurs milliards de dollars. Ca ne t'intéresse pas.