Il n'était plus certain de ce qu'il faisait. Le matin, il se levait, prenait son petit déjeuner et une douche avant de partir travailler. Le travail, ça lui permettait d'oublier que le soir, il se retrouverait tout seul, à ressasser ses souvenirs et ses pourquoi. Pourquoi était-il idiot ? Pourquoi ne venait-elle pas le voir ? Pourquoi n'allait-il pas chez elle ? Il ne pouvait décemment  pas laisser ses journées s'arrêter après le boulot. Ses écorchés de la vie n'étaient après tout qu'un moyen de pallier au trou qui se creusait chaque jour un peu plus. Ils semblaient s'adapter à sa douleur sans jamais lui demander ce qui n'allaient pas. Ils avaient appris à le respecter et à lui laisser sa part d'intimité.
Pénétrer dans ce bar était une mauvaise idée. Il le savait. Il pouvait sombrer de nouveau dans ses déboires d'adolescent. En s'arrêtant quelques secondes et en retournant sur sa vie passée, il pouvait s'apercevoir qu'il avait été un adolescent en proie à un mal-être certain, rompu à la connerie et ployant sous le poids d'un amour dévastateur. Autour de lui, sa famille l'avait vu s'éloigner d'eux, comme si Keith était un bateau à la dérive. Au fil des années, il avait appris à se délester de certains fardeaux et il avait pu réapprendre à vivre correctement. Alors, pénétrer dans ce bar, c'était un peu comme aller dans un centre pour alcooliques avec une cargaison de bouteilles de whisky. Il fallait être fou. Ou suicidaire.
Keith était juste fou. Fou à en perdre la raison, fou au point d'aller s'éclater les phalanges contre les murs, tellement il ne supportait pas cette distance. Il ne comprenait pas pourquoi Rose s'obstinait à l'ignorer. Il savait qu'elle était réveillée, il savait qu'elle était au courant de ses nombreuses visites alors qu'elle était inconsciente. Il savait tout ça. Mais que diable avait-il fait pour mériter un tel châtiment ? Peut-être qu'il était fou au point d'aller s'oublier un soir dans un bar, à prendre ce qui lui tombait sous la main… Après tout, il avait lutté des jours durant pour ne pas sombrer, mais là, la force de se battre avait déserté, elle aussi.
Alors, quand il était arrivé dans ce bar, il n'avait eu qu'une seule envie : se la mettre, devenir minable, une épave, l'ombre de lui-même. Faire rejaillir le plus mauvais de lui. Il s'était approché du comptoir, convaincu que rien ne pourrait le faire changer d'avis ce soir. Keith avait avisé un barman, en train d'essuyer des verres et lui avait commandé un vodka tonic. En temps normal, il n'était pas fan de ce cocktail très simple, mais il était vraiment près à boire le plus dégueulasse des alcools.
Son regard de fou se posa sur une demoiselle en grande conversation – s'il pouvait appeler ça comme ça – avec le second barman. Il les ignora rapidement, préférant reporter son attention sur son verre qui l'attendait paisiblement. Pourtant, dans ce bar n'était pas des plus fréquentés et on pouvait très bien entendre les conversations qu'il y avait. C'est comme ça qu'il avait reconnu la voix de la jeune fille. Sans prendre la peine de prendre son verre, il se leva et se dirigea vers eux.
« Elle en est à son combientième verre ? »

Il entendait sa voix, brisée par les verres ingurgités, comme autant de couteaux qui s'étaient plantés en elle. Il avait mal de la voir ainsi, en proie à une faiblesse qu'elle n'arrive pas à affronter. Ça se trouve, elle a déjà abandonné et lui, il ne peut que s'imposer en misérable spectateur. Oh, si seulement il pouvait l'aider à y faire face, lui ouvrir les yeux. Ça lui fendait le cœur de la voir ainsi. Et pourtant, Matilda n'était pas la fille Leone-Powell qu'il portait le plus dans son cœur. Mais depuis l'accident de Rose, Matilda s'était montrée plutôt efficace pour l'aider à sortir la tête de l'eau.
Cette période, encore un peu floue pour lui, n'était guère un souvenir agréable aux yeux du jeune homme. S'il pouvait, il effacerait tout. Il reviendrait des années en arrière, oserait s'avouer à Rose, et peut-être qu'elle serait avec lui en ce moment, en train de se prélasser sur le canapé d'un appartement qu'ils auraient loué – ou même acheté. Oh qu'il aurait été heureux ! L'homme le plus heureux de la planète ! Mais, telle une guillotine, une main le ramena brusquement à la réalité.
« Tu me dégoûtes, Matilda. J'ose espérer que demain matin, tu morfleras ! »
Un sourire se serait presque dessiné sur son visage si la jeune femme ne s'était pas comportée comme une gamine de six ans. Il jeta un regard mauvais au barman avant de le reposer sur Matilda.
« En fait, je ne sais pas qui de vous deux me dégoûte le plus. Vous, l'homme qui profite de son état alcoolisé avancé pour continuer à lui vendre de l'alcool ou toi avec ton comportement de gamine insupportable. »
Il libéra son poignet de l'emprise de la jeune femme et lui attrapa le bras avec un peu plus de force qu'il ne l'aurait voulu. Il voulait la forcer à se lever.
« Ouais, et même que, quand je rentre à pieds, je me mets tout nu, je saute partout en prétendant être un kangourou. Maintenant, tu viens avec moi, on s'casse. »
Keith espérait juste que ses propos absurdes feraient réagir, d'une façon ou d'une autre la jeune femme et qu'elle prendrait conscience de l'état déplorable qu'elle offrait à la vue de tous.

Lui comme elle n'étaient que des écorchés de la vie. Chacun rattrapé par un événement qui les dépassait à présent. Elle, elle préférait se noyer dans la nuit et ses déboires ne faisaient plus qu'un avec les verres qu'elle s'enfilait comme autant de perles sur un fil. Keith, au contraire, avait su rebondir comme il le pouvait. Oui, Rose avait eu un accident, oui Rose avait été dans le coma, mais est-ce que Rose aurait voulu que le monde s'arrête de tourner à cause d'elle ? Certainement pas. Alors, il s'était relevé, pour toutes les personnes qui étaient tombées avec Rose. Pour sa famille à elle, ses amis, et leur amour inavoué. Il devait pourtant se l'avouer, à maintes reprises, il avait failli renoncer. Parce qu'il se sentait seul, seul à se battre alors que tout le monde ne semblait rien faire. Seul à porter le poids du monde, comme Atlas. Seul à vraiment se préoccuper de Rose. Les autres lui paraissaient n'être que des adultes fades, des personnes qu ne se souciaient d'elle que par intérêt. Ils n'avaient probablement pas une once de tout l'amour que Keith éprouvait pour elle.
« Grandir ? Tu te fous de moi ? C'est qui qui se bourre la gueule depuis je ne sais combien de temps en espérant que le monde sera meilleur demain ? Laisse-moi te dire quelques trucs. Déjà, demain, tu vas te lever avec un putain de mal de crâne, et en plus, le monde n'aura pas changé. »
Il lui avait donc attrapé le bras et voulait la faire se lever. Mais, Matilda ne semblait pas être de cet avis. Pourquoi le monde s'obstinait-il à refuser l'aide que Keith souhaitait apporter ? Matilda était la seule de la famille Leone-Powell qui semblait apprécier, d'une façon quelconque, la présence du jeune homme. Entre eux, ce n'étaient que des phrases aux non-dits en virgules, aux attaques en exclamation et aux douleurs en guise de points de suspension… Des phrases qui avaient noirci bien des pages de leurs vies respectives, des phrases qu'ils souhaitaient tous les deux oublier, mais dont chacun faisait le deuil à sa manière. Et Keith ne supportait pas de voir que Matilda empruntait le mauvais chemin. Cela pouvait la détruire.
Il le savait, ça, Keith. Il le savait. Il avait failli y passer, lui, dans son adolescence anglaise, brodée de conneries en tout genre et de psychologues. Il n'avait jamais assez remercié ses parents. Si rien n'avait été fait pour lui à l'époque, que serait-il advenu de lui ? Serait-il devenu une de ces racailles qui hantent les rues, démolissent des voitures, participent à des manifestations dans le plaisir de casser pour ensuite s'enfiler des bouteilles de vodka pour fêter ça ? Serait-il en prison pour des vols à l'étalage, des bagarres dans les bars, des agressions ? Ou pire, serait-il mort ? Il n'aurait jamais connu l'amour, le vrai, celui avec un grand A. Il se sentait chanceux d'avoir eu le droit à une seconde chance. Et il se sentait prêt à la donner à Matilda, cette seconde chance, puisque personne ne semblait vouloir se bouger pour elle. Si lui, il y avait eu le droit, pourquoi pas elle ?
« Et toi, tu fous quoi là ? Tu préfères que ce soient tes parents qui viennent s'occuper du cas de la gamine torchée comme pas deux que tu es ? »
Il entendit le grognement de la jeune demoiselle. Il s'agissait d'un de ces grognements que l'on pousse lorsqu'on vous force à sortir d'un bon sommeil ou lorsqu'on est à l'agonie, trop faible pour se plaindre verbalement mais pas suffisamment mort pour se taire.
« Ferme ta gueule. Je ne vois pas ce que Rose a à faire là dedans. Et puis, si j'avais voulu te sauter, je l'aurais fait il y a bien longtemps. Mais comme ce n'est pas le cas… Bon maintenant, on fait quoi ? Tu veux continuer à agir comme une connasse et ignorer mon aide au risque que j'appelle tes parents à la rescousse ou tu préfères te la jouer sage ? »