Les rayons de lune filtraient doucement à travers les rideaux blancs, le feu crépitant dans la cheminée. Celui-ci. Avec une grâce sans pareille, Demetra flottait jusqu'au grand sofa avant de s'y asseoir. Sans demander quoi que ce soit, elle se saisit du bras de sa moitié, le forçant à l'enlacer et à lui céder une moitié de la couverture qui le tenait au chaud dans le salon. Puis, doucement, elle laissa glisser le livre qu'elle avait choisi sur ses jambes à lui. Elle posa sa tête doucement contre lui, se laissant bercer par les premiers mots qu'il lui lisait.  J'ai peur toujours de cette solitude qui m'est venue en même temps que la vie, de ce vide qui me creuse, m'use de dedans, enfle, progresse, comme le désert et où résonnent les voix mortes. Elle ne comprenait pas un mot de ce qu'il lui lisait, et elle en redemandait pourtant. Elle aimait l'entendre parler d'autres langues, l'imaginer étranger, l'imaginer d'ailleurs, et le redécouvrir un peu. Il ne roulait pas les r de la même manière, sa langue de claquait pas de la même manière. Elle aimait à penser qu'à le voir comme ça, et elle blottie contre lui, elle était la seule à le connaître autant; à l'aimer en italien, en français et en anglais. Profitant d'une pause de l'orateur, Demetra murmura d'une voix douce. Qu'est-ce que ça veut dire ? Ses grands yeux se jetaient sur lui, attendant avec patience une réponse qui ne venait pas. Il sourit, doucement, puis reprit la lecture. Et elle ne posa pas plus de questions, laissant les mots s'ancrer dans son esprit.
Demetra n'avait pas la meilleure des mémoires, mais il lui revenait parfois des passages de ce qu'il lui avait lu. Des bribes d'amour en mots, qu'elles gardait précieusement. Elle avait apprit amour et passion, qui lui revenaient dès que leurs regards se croisaient, mais guère plus. Et pourtant, il suffisait de le regarder lire, d'observer chacune des courbures de ses lèvres, de mémoriser chacune des intonations de sa voix pour comprendre, ne serait-ce qu'un peu, ce qu'il lui lisait en français. Elle se souvenait alors que la plupart des livres bleus de leur bibliothèque lui donnaient un éclat de malice, et que les verts faisaient éclore des sourires sur ses lippes. Et celui-ci, il était gris, presque blanc. Elle y trouvait une solitude, un manque cruel de quelque chose – peut-être de tout. Elle y trouvait une tristesse un peu jolie, mais trop douloureuse pour s'y attarder, et une détresse tue. Elle en fronçait tristement les sourcils, les yeux toujours rivés sur son aimé qui ne stoppait plus sa lecture. Elle ne comprenait pas, mais un peu quand même. Et elle plaignait tous ceux-là, les autres; ceux qui étaient de ce gris presque blanc, qui se laissaient dévorer. Elle, elle était un rouge. Éclatant, passionnel, enflammé. Demetra était en feu, toujours, et l'on ne s'était pas trompé en lui offrant des cheveux de braises; elle gardait le monde au chaud, mais il ne faisait aucun doute qu'elle pouvait très bien venir à le brûler aussi. Demetra, elle était à toucher avec précaution. À ne briser qu'en cas d'urgence.
Avant même de s'en rendre compte, Demetra s'endormait. Elle se laissait aller, les cheveux étalés en bataille sur le pull de l'homme, la joue presque appuyée sur son cœur, et se laissait bercer par les mots doux qu'il lui contait. Il aurait pu continuer, pour son simple plaisir, ou s'arrêter à la seconde même où elle avait fermé les yeux qu'elle n'aurait pas fait de différence. Peu importe. Elle partait, loin, l'aimer dans toutes les autres langues du monde. Elle était fière de voir que même dans ses rêves, elle connaissait la teinte exacte de ses yeux, et celle du reflet de ses cheveux. Elle aimait le voir dans ses songes comme elle aimait lire un beau poème, parce qu'il en était un, même s'il arrivait que ses mots se vident d'encre. Jago c'était un tableau, un comme elle n'en avait jamais vu – il était plus brillant qu'un Klimt, plus précieux qu'un Van Gogh. Elle l'avait trouvé, son grand inconnu – le grand amour dont elle avait tant entendu parler dans les livres, le bashert qui la comblerait toujours. Elle l'avait trouvé par hasard, et elle était peut-être un peu trop chanceuse – elle ne méritait probablement de l'avoir trouvé, mais elle n'irait pas s'en plaindre. Qui était-elle, elle, les cheveux roussis et le sourire maladroit, pour prétendre convenir à Jago ? Elle avait été privilégiée, beaucoup trop, mais que c'était bon.
Que c'était doux. De savoir qu'il la sentait, l'écoutait, la touchait. Que c'était bon, de se savoir aimée par un tel homme. Toujours, de se savoir regardée comme si elle avait quelque chose en elle qui valait le coup. Toujours.

C'était une jolie histoire devenue triste. Définitivement pas un conte, pas de ces histoires qu'on raconte aux plus jeunes. Ça faisait pas s'endormir, une histoire comme ça, ça tenait éveillé; ça activait les méninges et, en prêtant un peu plus attention, on pouvait entendre un monde se déchirer.
C'était beau, avant. C'était beau même quand elle hurlait de peine dans la salle d'accouchement, c'était beau même quand elle pleurait, la main bien au chaud dans celle de sa moitié. C'était beau d'amour, c'était beau de vie – c'était beau comme Mario, même si elle ne l'avait vu que quelques secondes. Et puis : plus rien.
Le noir.
Le vide.
Néant.
Elle ne l'a pas revu, pas avec ces joues rosées et ces petits poings agités. Elle n'a entendu ses cris qu'une fois, une seule, et c'est terrible que tout ce qu'elle ait jamais connu de cet enfant ait été ces hurlements. Pour beaucoup, la vie commence par un bébé qui pleure. Pour elle, c'est le moment où sa vie s'est arrêtée. Où le monde a arrêté de tourner.
Elle aurait aimé connaître la couleur de ses yeux avec certitude, et se rappeler de son sourire angélique; elle aurait voulu sentir la chaleur de ce petit être à elle, à eux, et elle aurait voulu être son premier mot. Elle aurait voulu être une mère, une vraie, pour plus de quelques heures, mais on lui a enlevé son rêve. On l'a broyé, déchiré, cramé devant elle, qui restait là. Impuissante.
Elle n'était pas une mère. Elle l'avait été, pour quelques instants, et elle ne se souvenait déjà plus exactement de ce bébé – elle était trop fatiguée de l'accouchement, épuisée de déjà penser à tous les pleurs qui allaient habiter leur maison. Et, la main bien serrée dans celle de son mari, elle avait senti la terre se fendre en deux quand on leur avait annoncé. Elle avait su au moment même où on lui avait sauvagement ôté son petit ange que quelque chose n'allait pas. Elle avait compris, dans l'air agité des sages-femmes, que quelque chose était en train de se passer. Le dernier événement avant la fin de son monde. Et c'était dur, d'essayer de ne pas trop s'en faire, en se disant que si on lui ramenait Mario, elle ne voulait pas que la première image de sa mère soit une femme en pleurs. Au final, elle avait pu pleurer tant qu'elle voulait – il n'y avait plus grand monde pour la regarder faire.
Lentement, sa main avait glissé de celle de Jago; et elle avait beau faire fuir les larmes et taire les cris, il ne lui était jamais apparu aussi flou. Irréel. Insaisissable. Lui non plus ne la regardait pas vraiment; il sauvait les apparences quand la chambre s'animait de quelques membres du personnel hospitalier, mais il était tout aussi seul qu'elle quand ils n'étaient que deux. C'était compliqué, de se rendre compte que même lui ne pouvait rien. De réaliser, soudainement, qu'il n'était plus tout à fait là. Que déjà, avec ce regard perdu dans le vide, ils n'étaient plus que deux étrangers qui se connaissaient trop bien. Deux corps vident qui se perdaient dans un silence à en briser les tympans.
Il n'avait rien dit – rien dont elle se souvienne en tout cas. Il était resté à côté, avec cet air brisé qu'elle partageait avec lui, mais il n'était pas là. Elle ne trouvait pas les yeux malicieux qu'elle avait aimé, les lèvres souriantes qu'elle avait tant embrassées, ni même le réconfort de ses grands bras.
Elle aurait espéré qu'il hurle, crie, casse des meubles. Elle aurait voulu qu'il l'insulte, même, si ça avait pu le soulager, mais elle n'avait pas pu aider en quoi que ce soit. Elle aurait supplié pour qu'il la frappe, la haïsse et la maudisse, pourvu qu'il ne s'enferme pas dans ce silence et cette indifférence apparente. Pourvu qu'il ne la laisse pas seule, pourvu qu'il ne l'ignore pas. Mais il n'avait rien fait. Il était resté avec elle et l'avait ramenée dans une grande maison où elle n'avait déjà plus sa place. Alors elle avait fait ses valises, plusieurs fois dans la semaine, s'en cachant vaguement, avant de les défaire doucement. Elle l'avait aimé plus encore, pour combler le fait que lui ne l'aimait plus. Elle s'était pendue à son cou chaque soir, blottie contre son dos chaque nuit; avait tenté plus encore que ces huit dernières années d'être la femme parfaite, mais rien n'y faisait. Elle était devenue prisonnière d'une vie qui n'était plus à elle, enfermée par un contrat qu'ils avaient négligé jusque là. Elle n'était pas une Sorabella, elle ne l'était plus. Demetra n'avait jamais mérité de l'être, et quelconque force suprême le lui faisait comprendre, malgré tous ces efforts. Malgré son refus de laisser Jago disparaître. Elle n'était plus une mère, pas vraiment une épouse. Un enfant sans parents est un orphelin, mais elle ne connaissait aucun mot pour décrire une mère sans enfant. Une égarée, tout au plus; qui se laissait bercer par des rêves passés depuis que son présent n'a plus que des couleurs fanées.