(HIER) Je suis désolée. C'est tout ce qu'elle trouve à dire, après cinq minutes de silence étouffant. Putain. Si elle savait ce que toi aussi, tu l'étais. Désolé d'avoir été aussi con, principalement. Désolé de n'avoir rien vu venir. Hier, encore, tout allait bien. Elle était ta femme, celle qui depuis seize ans fait battre ton coeur. Et hier, tu étais encore son mari, le seul homme dans sa vie. Aujourd'hui, tu restes son époux. Mais te voilà cocu. Et accessoirement, en concurrence avec l'imbécile que tu viens de trouver nu dans ton propre lit et dont le visage est balafré par la marque de ton poing. Pour ça, par contre, tu n'étais pas désolé. Je voulais pas que tu l'apprennes comme cela. Pour ça, c'est raté. T'arrives toujours pas à le croire. T'aimerais tellement que tout ceci ne soit qu'un mauvais rêve. Un monde parallèle. Une autre réalité. Pourtant, Ana se tient bien devant toi. Elle est toujours aussi belle qu'il y a dix-neuf ans. Et pourtant, dans son regard qu'elle chose a changé. C'est là, que ça te percute. Mais bon, au moins, les choses sont claires. Tu te prends la claque de ta vie. Là, maintenant. Ana te quitte. Tu le sais, tu le sens. J'ai rencontré quelqu'un d'autre. Je vais partir de la maison. Ce quelqu'un d'autre, c'est donc ce mec auquel tu as abîmé le joli minois. Ah, la blague. Elle te quitte pour plus jeune que toi. Ravale ta colère, Cesare. C'est trop tard. « Ça dure depuis combien de temps ? » ou, traduction, depuis combien de temps es-tu pris pour le dernier des imbéciles ? « Six mois. » Tes poings se serrent. Bordel. Six mois qu'Ana s'en est allée et toi, tu la croyais toujours là. Quel con. « T'as rien à te reprocher, Cesare. C'est moi. Je comprends pas ce qui m'arrive mais je ne peux pas me mentir à moi-même. Et encore moins à toi. » Oui, enfin, voilà six mois qu'elle le tissait, son mensonge. Tu préfères ne pas soulever ce point-là. Ton coeur est trop lourd pour ce genre de débat. « Et les enfants, t'y as pensé ou bien tes états d'âme passent avant eux aussi ? » L'amertume qui salit tes lèvres coule sur tes mots. Ta douleur est un problème peu important, face à celle que cette séparation va imposer aux enfants. « Ils sont grands, maintenant. Ils comprendront. » C'est fou ce que la vie est simple, quand on s'appelle Ana. T'as envie d'hurler mais quelque chose te retient. « Si on parle de ton égoïsme, alors oui, ils comprendront. » T'en as marre, tu perds patience. Les dires d'Ana sont comme des coups de poignard. « Qu'on soit clair, tu ne dors pas ici ce soir. J'en ai assez pour aujourd'hui. » Et tu la laisses, là, en plan, parce que quelque chose en toi se brise. Quand elle réapparaît dans ton champ de vision, tu es dans la cuisine, elle devant la porte. Elle enfile son manteau bleu nuit, celui qu'elle portait le jour où tu l'as rencontrée. Ses converses blanches, parce qu'elle ne supporte pas d'être haut perchée. Ana se tourne vers toi. Elle a sa valise, dans une main. Ton coeur, dans l'autre. Et elle s'en va.

(AUJOURD'HUI) « Cesare ! » Cours, Cesare, cours. Ta vie est en jeu. « T'es où, bordel ?! » Oh non. Voilà la diva des arts culinaires qui refait une scène. « Il faut qu'on parle. » Francisco apparaît dans la salle principale du restaurant, où tu vérifies la disposition des tables. « On a un problème en cuisine. » Tu fronces les sourcils et tu le suis, sans broncher. Voilà que tu te retrouves devant six caisses de carottes, quelque peu dépassé. Francisco, lui, bras croisés, te fixe d'un regard noir. « Tu m'expliques ou je dois deviner ? » Francisco soupire. « Quand je t'ai demandé des carottes, je t'ai bien précisé des carottes Purple Dragon et toi tu me ramènes de simples carottes nantaises ! » Il te menace avec un des légumes, qui se veulent donc pour lui, être des erreurs de la nature. T'es à deux doigts d'éclater de rire mais tu te retiens. Tu sais comment appréhender Francisco, dans ce genre de situation. Enfin, normalement. « C'est tout ce qu'il y a avait au marché hier, qu'est-ce que tu veux, je vais pas faire le tour de l'Italie pour tes carottes et en plus tu...» Si les prunelles de Francisco avaient pu lancer des éclairs, tu serais à cet instant, mort foudroyé. « Bah si, tu peux le faire, le tour de l'Italie ! Je suis pas un apprenti cuisinier, Cesare, putain, j'ai une réputation à tenir ! C'était pas compliqué à comprendre, des carottes Purple Dragon... Tu parles anglais, non ? Maintenant, tu fous en l'air ma carte du jour ! si j'avais prévu d'annoncer des tagliatelles sur leur lit violet, ce n'est pour me retrouver avec des carottes oranges, bordel de merde ! » Encore une réplique de ce genre et tu vas plus pouvoir contenir ton rire. Faut savoir que pour ton meilleur ami, la vie est une compétition Masterchef permanente. Il vit de sa passion, Francisco, faut le dire. Mais ses lubies peuvent aller loin, très loin. Et c'est généralement tes nerfs qui en font les frais. « Je peux pas travailler dans ces conditions, tu sais. Il me faut ces carottes pour ce soir. » Alors, il est sérieux. Vraiment.   « Ah non, tu vas faire avec les moyens du bord mon chou, je gaspille pas 20kg de carottes pour une histoire de couleur. Tes tagliatelles, elles seront oranges et basta ! » Francisco se fige. Ça va mal finir, tu le sais bien. C'est comme écrit dans son regard. C'est fou ce que c'est dangereux, le métier de restaurateur. Risquer sa vie, pour des carottes. Hier, pour la taille d'une casserole. Et demain, pour une poignée de radis. Si ça ne tenait qu'à toi, tu te ferais faire une médaille.