On pourrait croire que ça m'arrive rarement. Je sculpte depuis, je pense, plus de vingt ans, moins de trente, environ vingt-cinq à tout casser. P'tèt vingt-six mais c'est parce que j'ai paumé mon horloge à années.
Bref, je suis censé avoir une certaine expérience. De celle qui empêche les conneries primaires de débutants, celles qui font sourire le maître avant de donner une gentille tape sur l'épaule. J'pourrais être un maître, juré, et pourtant.
Pourtant ce doit être la troisième fois ce mois-ci que ma main gauche est malmenée par l'un de mes couteaux.
C'est d'ailleurs un détail assez drôle. La plupart de ceux et celles qui pratiquent la sculpture d'argile n'en en pas besoin. On est beaucoup à préférer le simple outil de nos mains, moi le premier. Mias parfois c'est bon de tailler, de découper, à défaut d'arracher le superflu, on se contente de faire ça bien et proprement, sans laisser notre grosse patte marquer la glaise. C'est pour ce genre de travail impersonnel, de geste précis, qu'on a besoin de prendre des risques. Manque de chances pour moi, on a voulu m'envoyer déjà deux fois le message que ce genre de choses trop lisses c'était pas pour moi. J'écoute qu'au bout de la troisième fois, quand l'outil tranche la paume.

Je claque ma langue contre mon palais, le néon blanchâtre de la salle d'attente me vrille les yeux. On est pas beaucoup. Trois, trois et demi, moi, un mec et sa femme flanquée d'un petit garçon qui a mal au ventre. Probablement une famille, vu comme ils sont rassemblés, on dirait qu'ils ont froid à se serrer dans les bras les uns les autres. Maman pose son regard tendre sur gamin qui demande à Papa pourquoi ils attendent et s'il peut jouer avec sa figurine de robot en plastique. C'est joli, c'est mignon. J'espère en secret que ce sera pas ruiné par l'annonce d'un cancer à l'estomac pour le p'tit bout.
Moi aussi, j'attends. Il est une heure du mat', c'est pas que je sois crevé, je suis dans une phase où je dors peu. C'est juste ennuyant. Alors j'imite le gosse en face des moi quand ses parents ne regardent pas. Je bats des pieds, je souris, je fais des grimaces. Il sourit, rit même, et on vient me chercher avant que l'on m'accuse d'embêter plus jeune que moi. Un type en blouse blanche, comme c'est étonnant dans un hôpital. Il me demande de le suivre, bon toutou, j'accepte. J'ai pas le choix si je veux changer le boléro de soie qui me sert de pansement de fortune contre des soins plus adaptés. La pièce où il me mène est encore plus éclairée, c'est à se demander si cet hôpital ne pompe pas toute l'énergie électrique de la ville. C'est p'tèt à cause d'eux que mes plombs sautent tout le temps. Ou c'est p'tèt parce que je branche trop de trucs en même temps. Ou que je ne paye pas ma conso. A voir.
Ne subsiste qu'une jeune femme dans cette pièce. Une certaine « mademoiselle Rossi », qu'il m'annonce, avant de disparaître vers d'autres patients. Je l'observe, décoche un brin de sourire. Elle n'a pas l'air aussi fatiguée que les autres.
- Bonsoir... Ou bonjour, je sais jamais ce qu'on dit quand c'est minuit passé.
Je m'installe sur une chaise mise à disposition, près d'une tablette. C'est drôle que je sente si peu le picotement de ma blessure. Je suis sûr pourtant que ce n'est pas encore cautérisé, sinon je n'aurais rien à faire ici.
- C'est pas joli à voir miss... enfin... vous avez dû en rencontrer pas mal, et des pires que moi...
Ma voix se traîne un peu tandis que je retire le boléro enroulé et tâché pour dévoiler ma blessure. Une profond entaille carmine, d'un bout à l'autre de ma paume. Un regard vers la jeune infirmière, je lui plante un sourire que je veux rassurant.
- Vous pouvez mettre la gomme, je sens rien. Mais juste... je vais pouvoir me resservir de ma main, hein ?

Bah oui, il serait temps de s'inquiéter.