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Il est onze heures, le soleil tente désespéremment de filtrer au travers des larges stores et volets pour imposer sa lumière. Il est onze heures, le soleil est bel et bien levé depuis longtemps, mais dans le coeur de Zora, il fera nuit pour toujours.

Cela fait trois jours, trois jours qu'elle attend qu'il se décide sur son sort, comme si cela pouvait encore changer. Elle sait ce qu'elle a à faire. Elle sait que ce serait plus simple si elle faisait un effort, mais elle n'en a pas envie. Lui a-t-on demandé son avis, six mois plus tôt ? Lui a-t-on demandé si elle voulait de ce mari qu'elle ne connaissait ni d'Adam ni d'Eve ? Lui a-t-on demandé si elle croyait en l'amour, au pouvoir de la passion, aux regards qui ne trompent pas ? Elle n'a rien entendu de tout ça. Elle s'est pliée à la règle, à la vie qui lui tendait les bras, au fait qu'on lui ait sans cesse répété « Tu as une chance inouïe, personne d'autre dans cette famille ne l'a eue avant toi. Ton père à fait un travail phénoménal pour t'aider. » Seulement, Zora n'avait pas besoin de cette aide. Elle n'aurait rien voulu de tout ça, elle n'a jamais désiré une villa sur les hauteurs de Vérone, ni une garde robe avec des vêtements différents pour les 365 jours de l'année ; c'étaient les ambitions de son père, pas les siennes. Elle aurait voulu peindre des tableaux aux nénuphars comme Monet, écrire des poèmes comme Baudelaire, sculpter des corps fiévreux à l'image de Rodin. Elle aurait voulu des baisers au fond d'une cabane et des caresses qui n'en finissent pas. Elle aurait voulu que son corps soit éprouvé de mille et une façons par un homme dont le coeur lui appartiendrait.

Même s'ils parlent la même langue - il en parle sept couramment, dont l'anglais -, ils ne communiquent pas, enfoncés dans un profond mutisme. Il rentre tard d'on ne sait-où, du boulot ou des putes, quelle différence ? Il mange des plats préparés par la cuisinière surdouée, ou des repas qu'il a acheté en rentrant gastro du coin. Il ne s'intéresse pas à ce qu'elle fait de ses journées, ni à ce qu'elle mange pour l'instant, mais Zora sait que son répit sera de courte durée. Le temps qu'elle s'adapte, se dit-elle, mais elle ne veut pas s'adapter. Elle est tellement égarée dans sa tristesse qu'elle ne se doute pas à quel point celle-ci saute aux yeux, à quel point elle le repousse, à quel point elle use de sa patience, aussi minime soit-elle.

La vie de Zora est mince est décharnée, dénuée de sens, sort de l'ordinaire tout en se rapprochant de son sillon. Elle a suivi une route qui a été tracée pour elle sans faire de dégâts, en silence, pourtant, elle porte en elle une vision lucide et terrifiée de tout ce qui s'enfuit. De ce qui naissant commence à mourir ou menace de disparaitre - faute au départ de sa mère, à ses nombreux déménagements, à la mort de sa soeur aînée, comme des bouts d'elle-même qu'on a décroché sans jamais pouvoir les recoller ni même en retrouver un morceau. Rien, jamais, n'est stable, et sa vie est une version parfaite de sables mouvants où Jéricho est entré sans placer le moindre pilier.

Si elle veut raconter son enfance et le peu qu'il lui en reste, sa mère et le peu qu'elle en sait, Zora doit parler du vide. Ce gouffre immense qu'était la femme qui l'a mise au monde, ses absences répétées, ses baisers parsemés, ses étreintes comptées et son amour qu'elle dosait, toujours à contretemps.
Elle doit parler de ses regards fuyants et de ses poignets bandés, des cicatrices roses qui recouvraient ses hanches ou son ventre, de l'abîme de ses yeux bleus, de ses poings serrés. Elle doit parler de son départ précipité, du jour au lendemain, de réapprendre à sourire, de comprendre qu'en restant elle se condamnait à mourir sans avoir jamais vécu.
Aujourd'hui, Zora a compris qu'elle suivait la vie toute tracée par son père parce que la sienne lui avait convenu, parce qu'il avait considéré sa propre vie comme un exemple à suivre, sans se rendre compte qu'il anéantissait chaque personne sur son passage, qu'il ravageait chaque sentiment, chaque sourire, chaque bonheur. Le rire autrefois clair et limpide de ses petites filles s'était transformé, progressivement, sans qu'il ne le remarque, sans qu'il n'en prenne la responsabilité, en un masque impassible. Et ce jour là, Zora avait compris que frapper quelqu'un n'était pas le seul moyen de le démolir.

Type de personnage : inventé