Et puisque le ciel comme le cygne est fait de beauté et de vice

« Ça suffit ! » Il a levé le ton. Ça ne lui ressemble pas. L'homme se retourne et pose sur lui un regard noir et sombre. Deux puits sans fond qui dévisagent le garçon. La main levée au-dessus d'une femme, il s'est immobilisé. Figé, paralysé par cette soudaine rébellion. Il se douterait que ça arriverait un jour. Mais pas alors que le gosse n'a que 13 ans. Comme il reste muet, Sol reprend et se dresse devant lui. « Tu la lâches ! Et tu ne la toucheras plus, plus jamais ! » Il crie, il est en colère. Il voit rouge.
Sans dire un mot, l'homme – son père – lui lance un effroyable sourire. Il le pousse de la main brusquement avant d'attraper la femme – sa mère – par le bras pour la relever. « Tu as raison, je ne la toucherai plus à partir de ce jour. » Le premier coup lui déverrouille l'épaule. Elle pousse un cri assourdissant, qui envahit la maison comme une invasion de cafards. Ça grouille, dans la tête de
Sol, assommé par les hurlements. Il a l'habitude, pourtant, des cris. Toutes les nuits. Parfois même le jour, depuis peu. Mais celui qu'il a entendu là ressemblait à de l'agonie. Il ressemblait à l'appel de la mort elle-même. Les autres coups ont plu comme des météorites. Sa mère a cessé de crier. C'est là qu'il a réagi. Il s'est jeté sur son père. Une vraie furie. Pour son âge, Sol est grand. Déjà fort. Il s'entraîne, chaque jour. Pour être prêt quand le jour viendra.
Le jour est venu.
Il la lâche très vite, dépassé par le fauve qui lui a sauté à la gorge. Sol cogne, encore et encore. Il s'en prend, aussi. Mais curieusement, il a le dessus. Son géniteur a presque soixante ans. Ils l'ont eu si tard. Il a eu tellement d'années pour s'affaiblir alors que son enfant, son ennemi, grandissait patiemment. Les coups s'enchaînent. Les poings, la tête, les jambes. Sol ne se contrôle plus. Sol n'est plus Sol. Il n'entend plus les suppliques que murmure maintenant son père. Il n'entend plus rien sinon sa colère. Toute sa colère. Et elle est immense. Alors il frappe. Jusqu'à-ce qu'il ne puisse plus parler. Il sent les os de la mâchoire céder sous ses phalanges douloureuses. Un peu d'eau salée lui tombe sur les mains ; il pleure, en même temps. Il se libère de toutes ces années d'enfer. De tous ces moments insoutenables qu'il leur a fait vivre. Et il se déchaîne, jusqu'à-ce qu'en face, ce qu'il ait ne ressemble plus vraiment à un visage. Tout devient flou. Il ne se souviendra que de ça. D'avoir frappé, sans pouvoir s'arrêter. D'avoir eu l'impression d'être une bête longtemps restée attachée, un monstre qu'on venait enfin de libérer. Puis qu'on l'a arrêté. Des hommes, en tenue de flic. Des armes, un peu partout, mais vite rangées. On l'a arraché à son père. Au massacre. Il respire encore, c'est bon. Il l'entend encore, cette petite voix dans son crâne qui lui dit qu'il aurait dû taper plus fort, plus vite. Qu'il aurait dû le tuer. Par contre, elle, plus. Son regard se tourne et sa colère fond comme neige au soleil.
Non. Elle ne respire plus.
Non, il ne pourra plus la toucher.
Ce jour-là, Sol a treize ans. Il a l'impression que c'est lui qui l'a tuée.

l'amour a des dents et ses morsures ne guérissent jamais

« Un jour, est-ce qu'on aura un enfant ensemble ? » Il lui lance un regard doux. Un peu intimidé, toujours, par cette question. C'est un sujet sensible. Un sujet à éviter, et elle l'a toujours compris.
Avant Anna, Sol n'a connu personne. Il ne savait pas aimer les femmes, il ne savait que les craindre. En réalité, celui qu'il craignait le plus, c'était lui. Il craignait de leur faire un jour du mal. De devenir, un jour, comme son père. Puis elle lui est tombée dessus, comme une bonne idée. Il avait vingt-quatre ans, sa carrière commençait tout juste et elle a débarqué, comme une fée. Une fée avec ses égratignures aussi. Qui a su comprendre le fier chevalier qui cachait bien des blessures sous sa cotte de maille. Alors, ils se sont rencontrés.
Alors, ils se sont aimés.
Il n'a toujours pas répondu. « Oublie... » Elle l'enlace, il lui sourit simplement. « Je t'aime, tu sais. » Comme une consolation. Non, pas d'enfant. Pas maintenant. Pas encore. Il n'est toujours pas prêt. Bientôt, il aura trente ans. Mais il a trop peur. Peur de disparaître, peur de mal s'en occuper, peur de reproduire le schéma et de transformer son enfant en ce gosse déséquilibré, orphelin et traumatisé qu'il est resté, tout au fond de lui. Elle s'installe à côté de lui, sort une photographie. Leurs visages sont rayonnants. « Je pense souvent au jour de notre mariage. » Il n'a pas lâché son sourire, qu'il utilise comme une arme de destruction massive contre sa mélancolie, qui ne le lâche jamais. Il observe la photo en lui caressant les cheveux avec une tendresse qu'il a appris peu à peu.

(...)