«
Tu comptes aller la voir quand ? » Paolo relève le regard de son assiette. Il est épuisé, ça se voit à la tête qu'il tire. Il a passé la nuit à l'hôpital et tout ce qu'il veut, c'est dormir. Par la baie vitrée, il aperçoit Flora et Lavinia dans le jardin. Elles ont l'air plus épanouies que jamais et ça le revigore un peu. «
Qui donc ? » Sa mère roule des yeux, exaspérée et lui attribue un claque derrière la tête. C'est qu'elle l'a élevé, alors son petit air innocent, ça ne passe pas avec elle qui lit en lui comme dans un livre ouvert. Parfois, ça lui fait peur, qu'on le connaisse aussi bien. Qu'on soit capable d'interpréter ses mensonges, terminer ses phrases, lire dans son regard ce qu'il pense réellement. Peu de personnes sont capables de le faire, mais y'en a quand même. Sa mère. Francisco qu'il connaît depuis la naissance, ou presque. Ses filles, étrangement, si petites soient-elles. Y'avait sa femme aussi. Et quand il y repense, y'avait Lavinia, qu'il connaît depuis le jardin d'enfants, au même titre que Francisco. Lavinia, Lavinia, Lavinia. Son esprit dérive un instant avant que sa mère ne lui attribue une seconde claque exactement au même endroit que la première. Il se courbe, rentre la tête légèrement, de peur d'en recevoir une troisième. «
Aïe, mais... Arrête bon sang », qu'il jure sous le regard accusateur de sa génitrice. C'est à son tour de lever les yeux au ciel. Il se souvient quand elle et la mère de Lavinia essayaient de les caser ensemble, en vain. Et comme il sait qu'elle s'est rendue chez les Battaglini récemment, il a bien peur que cela ne recommence. «
Elle est devenue vraiment jolie, tu sais », qu'elle lui glisse. C'est elle, cette fois-ci, qui prend un ton anodin. Machinalement, en mettant son assiette au lave-vaisselle, il rétorque : «
elle a toujours été très jolie. » La matriarche Armani ne répond rien, mais le regard qu'elle lui lance est sans équivoque. Il se sent comme un gamin prit au piège. Il lui faut quelques jours de plus pour se décider à aller la voir, des menaces de sa mère et des encouragements de sa soeur. Pathétique. Complètement dingue, cette histoire. Alors, il profite de l'absence de Flora et Tania, il est certain que si sa mère les gardes aussi souvent ces derniers temps, c'est pour l'inciter silencieusement dans sa démarche. Alors, il attend dans le hall de l'Académie de danse. Il sait pas trop combien de temps. Il glisse les mains dans ses poches, il les ressort tout aussi vite. Il fait les cent pas, on dirait un lion en cage. Les élèves et parents entrent et sortent, lui jettent des regards curieux. Armani, la chance de ne pas passe inaperçu au sein de la ville. Il sait qu'une rumeur sera lancée, qu'elle prendra de l'ampleur et sera automatiquement exagérée. Il ferait mieux de partir. Avant que les gens ne se fassent des idées, avant que Lavinia ne... «
Hey ! » Bon. Restait plus qu'à revoir le plan, maintenant qu'il était obligé de lui faire face. Il pivote sur lui-même et quand il aperçoit sa silhouette, un sourire béat se dessine sur son visage. Il doit avoir l'air d'un abruti de première. «
Qu'est-ce que tu fais ici ? Flora n'a pas son cours de danse aujourd'hui. » Son cerveau refuse de répondre, comme bloqué. Flora. Danse. «
Ah ? » Son regard se pose l'espace de quelques secondes sur le mur contre lequel il a envie de se frapper la tête. Il se sent stupide. C'est dingue, l'effet qu'elle a toujours sur lui, même après toutes ces années. «
Oui. Enfin non. Je sais », s'empresse-t-il de corriger, se maudissant intérieurement. Il a l'impression de revenir quinze ans en arrière, quand il était incapable d'aligner deux mots corrects l'un à la suite de l'autre en compagnie de Lavinia. «
Je peux t'inviter à boire un verre ? » C'est un peu brusque. Son coeur se serre un peu. Il sait pas trop ce qu'il ressent pour elle, c'est un peu étrange. Ou alors, justement, il sait et il ne veut pas se rendre à l'évidence. Il ne veut pas admettre que Lavinia, elle a marqué son esprit au fer rouge. Et son coeur aussi, à l'occasion.
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