Tic, toc, le claquement de l'horloge contre la nuit. A cette heure-là, Vérone ne dort pas, pas encore, elle est entre le rêve de certains et le sommeil d'autres. Il y a longtemps que j'aurais dû rejoindre l'une de ces deux cases, mais l'envie m'assiège. Celle de sortir, de visser mes yeux sur les passants du soir, comme je peux le faire quand le soleil les éblouit de temps à autre. Les âmes se révèlent, une fois privées de lumières diurnes. Les réverbères les reflètent contre les murs sombres, découpant les ombres comme tout autant de monstres sous le lit. Je les aime bien, les humains du soir. Ils s'évertuent à cacher leur peur. Ce sont de braves héros, qui, armés de lueurs artificielles, affrontent les ténèbres.
Nous ne sommes pas des créatures nocturnes. Mais nous nous évertuons, car on le sait, malgré tout, que le plus beau de notre monde reste l'aube à contempler.
La Citadella n'échappe pas au ballet des allées et venues. Les ombres la peuplent tout autant qu'ailleurs. Ce sont les bars du coin qui accueillent les égarés, un peu comme moi, qui a déserté l'atelier pour m'échapper dans l'air de l'hiver.
Ce soir, pour la première fois depuis longtemps, je n'ai pas le cœur à créer.
Il y avait longtemps que ça n'avait pas résonné creux dans ma mécanique.
Il y des visages, non, un visage, qui se grave dans mes circuits, qui chamboule mes processus d'imaginaire, qui programme une autre manière de voir les autres. Il débloque des idées, celle que j'avais enfermées, loin, celles dont j'avais cassé le verrou pour éviter que quiconque n'y touche. Personne n'en avait le droit, et lui, il s'est attribué ce mérite, comme un voleur. Un voleur de cœur. Du mien, ce qu'il en reste réside au creux de sa main. J'ai joué à Pandore en scellant ma culpabilité si profondément que je l'avais oubliée. Mais revoir Lucio Moretti m'a ramené si loin qu'il est impossible de revenir. La stase est terminée, peut-être que les mensonges aussi. Sous couverts d'autres, il pourra en extirper la vérité.
Les yeux au plus profond de mon shot de vodka, je me demande s'il choisira de m'aimer ou de me haïr. L'un ou l'autre importe peu, j'imagine. Tant qu'il ne m'oublie pas.
C'est pire que tout, l'indifférence.
La porte tinte et mes pensées sont extirpées. Assis au comptoir, je regarde la nouvelle venue qui s'y place, à l'autre bout. Nous sommes peu, ce soir, à méditer dans ce lieu de culte moderne. Nous n'avons partagé nos problèmes avec personne, c'est le silence qui règne, impérial, somptueux, simplement accompagné d'un fond musical propre aux années soixante-dix.
Pourtant. Un sourire étiolé s'esquisse sur la glaise de mon visage. Je la regarde, cette nouvelle venue. Jeune, jolie. L'accent d'ailleurs a raisonné dans toute la pièce, venant se coller à mes oreilles. Tout comme la commande de whisky. Elle ne semble pas née à Vérone. Peut-être vient-elle même d'y arriver. Dans ce cas... On se demanderait presque d'où vient son envie de se mêler à ses ombres.
« Vous avez raison. », que je lui lance, depuis ma place. Trois tabourets nous séparent, mais ce n'est pas ça qui me fait peur. « En plus, celui qu'on sert ici, c'est le meilleur en ville. Mais c'est pas difficile. Dans certains bars du coin... on se demande avec quoi ils remplissent leurs bouteilles. »
Le shot entre mes doigts, le courage glisse le long de ma gorge. Je dois en être au troisième. Le bar plane déjà, ou peut-être que c'est seulement moi, je ne sais pas. Je tatônne doucement mon ami l'Ivresse, elle m'a houspillé l'autre soir, me hurlant dessus. Il paraît que je ne la vois plus autant qu'avant, que je la délaisse. Cette nuit, c'est notre nuit.
« Vous venez souvent ? Je ne suis pas sûr de vous avoir déjà aperçue ici... Après... je peux me tromper. J'oublie vite les visages. »
J'oscille entre le monologue et le dialogue. Cette jeune femme peut me rembarrer si l'envie lui prend. Je ne souhaite rien de spécial, juste parler, encore, c'est devenu si rare de nos jours. C'aurait pu être comme une autre personne, ç'aurait pu même être l'un de ces trois tabourets, mais non. L'envie réside encore au fond de moi, l'envie de me libérer du poids de mes mensonges. Ce soir, je ne blesserai personne, surtout pas Lucio, l'homme que j'ai aimé tant de temps. Mes paroles voleront dans l'air sans conséquences.
Le regard rivé vers mon verre vide, je partage toujours mes mots avec ma voisine, sans pour autant la regarder.
« Mais le vôtre, je m'en serai souvenu. »
C'est déjà nébuleux, dans ma tête.